• ♦ Guerres post-11/09 : Plus de six millions de morts directes et indirectes

     

    Les victimes non répertoriées de la « guerre contre le terrorisme »                                                      

    Nafeez Ahmed examine les morts directes et indirectes de l’ère post-11 Septembre, alors qu’un nouveau type de violence de masse cautionnée par l’État s’est mondialisé et normalisé.

      

    Vingt ans après les attaques terroristes du 11 septembre 2001, des données statistiques irréfutables sont apparues, suggérant que le véritable bilan de la « guerre contre la terreur » pourrait s’élever à six millions de morts, et que ce chiffre colossal est lui-même probablement prudent.

    Le projet sur les coûts de la guerre

    Au début du mois, le projet « Costs of War » de l’université Brown a mis à jour son analyse continue du nombre de personnes tuées par la violence directe due à la guerre contre le terrorisme de l’après-11 Septembre.

    Elle a révélé qu’un peu moins d’un million de personnes – entre 897 000 et 929 000 – ont été tuées directement en raison de la violence sur cinq théâtres de guerre impliquant une participation militaire américaine et occidentale importante : Afghanistan, Pakistan, Irak, Syrie et Yémen.

    Ces chiffres ont été largement diffusés comme prouvant qu’environ un million de personnes ont été tuées dans les guerres de l’après-11 Septembre. Pourtant, il s’agit de chiffres extrêmement prudents.

    Le fait que le nombre réel de morts soit beaucoup plus élevé, n’a pas été correctement rapporté dans les médias.

    « Les morts que nous avons comptabilisés sont probablement très en deçà du véritable bilan de ces guerres en termes de vies humaines », a déclaré la co-auteure du rapport sur les coûts de la guerre, le professeur Neta Crawford – en précisant que le décompte ne tient pas compte des morts indirectes dues aux conséquences de la guerre par la destruction des infrastructures civiles.

    Les nouveaux chiffres ne tiennent donc pas compte des nombreux morts indirects que la guerre contre le terrorisme a provoqués par les maladies, les déplacements et la perte d’accès à la nourriture ou à l’eau potable, a-t-elle reconnu.

    Le rapport de la Déclaration de Genève conclut que nous pouvons supposer sans risque de nous tromper qu’il y a en moyenne quatre morts indirectes pour chaque mort directe dans les conflits contemporains.

    Une mortalité invisible

    La manière la plus précise de calculer l’ampleur du nombre total de décès serait de mener des enquêtes épidémiologiques pour déterminer les « décès excédentaires » en comparant les taux de mortalité d’avant-guerre et d’après-guerre, ce qui engloberait les décès directs et indirects.

    Toutefois, dans bon nombre de ces pays, l’infrastructure nécessaire au suivi et à la collecte des données pertinentes n’existe pas ou est très difficile à obtenir, ce qui explique la rareté de ces enquêtes.

    En l’absence d’analyse épidémiologique, il est toujours possible de se faire une idée précise de l’ampleur minimale probable des morts indirectes.

    En septembre dernier, commentant une version antérieure des conclusions du projet, le professeur Catherine Lutz, co-auteur du rapport sur les coûts de la guerre, a fait remarquer : « Il faut multiplier ce nombre de décès directs […] par deux à quatre pour obtenir le nombre total de personnes – des millions – qui sont mortes aujourd’hui et qui ne seraient pas mortes si les guerres n’avaient pas eu lieu. » Mais même cette approche est susceptible de produire un sous-dénombrement.

    Selon un rapport historique de la Déclaration de Genève sur la violence armée et le développement, signé par 113 gouvernements : « Dans la majorité des conflits depuis le début des années 1990, pour lesquels de bonnes données sont disponibles, le poids des décès indirects était entre trois et 15 fois supérieur au nombre de décès directs. »

    Le rapport a constaté qu’en raison de l’impact des conflits sur les services publics et les infrastructures, le nombre de personnes qui meurent indirectement des conséquences de la violence est beaucoup plus élevé que le nombre de personnes qui meurent directement du conflit.

    Cette fourchette varie en fonction de différents facteurs tels que le niveau de développement économique d’un pays avant la guerre, la durée des combats, leur intensité, l’accès de la population aux soins et services de base et le succès des efforts d’aide humanitaire.

    Plus les combats sont intenses et plus le niveau des infrastructures est dégradé, plus le nombre de morts indirectes est élevé.

    Le rapport conclut : « Une estimation moyenne raisonnable serait un ratio de quatre décès indirects pour un décès direct dans les conflits contemporains. »

    Toutefois, il convient de noter que ce ratio est une moyenne minimale qui risque d’être extrêmement prudente par rapport à l’impact des interventions militaires soutenues par l’Occident. Par exemple, six mois après la campagne de bombardement en Afghanistan en 2001, des données évaluées par le Guardian ont révélé que, bien qu’entre 1 300 et 1 800 Afghans aient été tués directement, pas moins de 20 000 et peut-être même 49 600 personnes étaient mortes en raison des conséquences indirectes de l’intervention militaire. Dans ce cas, le nombre total de décès indirects était au moins 15 fois supérieur aux décès directs.

    Si ce ratio plus élevé et empiriquement prouvé était appliqué aux chiffres des morts directes de la guerre en Afghanistan depuis le 11 Septembre (176 000 personnes), il impliquerait 2 640 000 morts indirectes dans ce pays à ce jour, ce qui suggérerait que dans un seul pays, un total d’environ 2,8 millions d’Afghans ont été tués à cause de la guerre contre le terrorisme.

    Cette ampleur de la violence a été corroborée par une autre évaluation de la mortalité évitable en Afghanistan, réalisée par le Dr Gideon Polya, biochimiste retraité de l’université La Trobe. Son livre, Body Count : Global Avoidable Mortality Since 1950 (Décompte des corps : la mortalité mondiale évitable depuis 1950, NdT), estime à trois millions le nombre total de décès supplémentaires d’Afghans depuis 2001.

    La dynamique même de la violence de masse s’est mondialisée et normalisée, précisément parce que nos institutions politiques et culturelles sont incapables de reconnaître l’existence même de ce terrorisme cautionné par l’État.

    Bien que l’approche de la Déclaration de Genève ne puisse pas être utilisée pour produire des chiffres précis, elle peut donner un aperçu exact de l’ordre de grandeur probable du nombre total de décès, contrairement aux simples chiffres directs.

    L’application de cette méthodologie aux chiffres du projet sur les coûts de la guerre suggère que le nombre total de morts indirectes dues à 20 ans de guerre contre le terrorisme se situe entre 3 588 000 et 3 716 000 personnes au moins. Cela indique que le chiffre d’un million avancé par l’Université Brown est extrêmement prudent et que le nombre total de morts se situe en réalité entre 4 485 000 et 4 645 000 personnes.

    Une fois de plus, ces chiffres ne peuvent être considérés comme des chiffres précis, mais plutôt comme une indication de l’ampleur réelle des décès – probablement un minimum de 4,5 millions de personnes. Même cette estimation risque fort d’être trop basse, étant donné que le rapport réel pourrait être supérieur à 4 pour 1, et qu’en Afghanistan, par exemple, il était de 15 pour 1 au plus fort de la campagne de bombardements de 2001.

    La Syrie et la Lybie

    En 2019, j’ai été chargé par la Fondation Hub en Californie d’examiner les données disponibles sur les décès survenus dans les régions à majorité musulmane à la suite des conflits de l’après-11 Septembre. Les données issues de cet examen suggèrent que certains des chiffres de l’Université Brown concernant les décès directs sont presque certainement trop bas.

    En particulier, l’estimation du projet concernant le nombre de morts syriens n’est que de 266 000, sur la base du décompte des morts après l’intervention américaine de 2014. Les auteurs reconnaissent que nombre de ces décès auraient également d’autres causes.

    Mais comme je l’ai documenté pour l’International State Crime Initiative de l’Université Queen Mary de Londres, l’intervention américaine et occidentale en Syrie a commencé bien plus tôt – dès 2011 – et a pris une série de formes secrètes ou pas qui ont joué un rôle crucial dans le déclenchement et la prolongation du conflit de diverses manières.

    Si cela ne diminue pas la responsabilité du dictateur syrien Bachar el-Assad et de ses soutiens – la Russie et l’Iran – dans les violences, cela montre qu’il est arbitraire de commencer le décompte des morts en 2014 comme si c’était la date charnière de l’implication américaine. Cela signifie que le nombre réel de morts directes en Syrie est bien plus élevé – environ quelque 511 000 personnes (selon des groupes à la fois opposés et favorables à Assad) – un chiffre qui est lui-même probablement prudent.

    Outre les cinq théâtres de guerre examinés par l’université Brown, j’avais également intégré des données relatives à l’intervention de l’OTAN en Libye, dont quelque 27 361 décès directs. Lorsque le ratio moyen de 4 pour 1 de la Déclaration de Genève est appliqué à ces chiffres, cela donne à réfléchir. Mon analyse initiale de 2019 avait intégré les données plus anciennes de l’Université Brown compilées cette année-là, mais le nouveau rapport montre que les chiffres sont désormais plus élevés.

    Ci-dessous, j’ai incorporé les nouveaux chiffres de l’Université Brown pour mettre à jour mon analyse initiale, ainsi que les chiffres plus précis pour la Syrie, et en tenant compte de la Libye, pour développer une gamme d’estimations plausibles des morts indirectes qui doivent être reconnues comme probablement modérées.

    Plus de 5,8 millions de morts au total

    Plutôt que d’appliquer l’approche de la Déclaration de Genève en bloc aux chiffres globaux des décès directs, je l’ai appliquée au cas par cas pour chaque théâtre de guerre afin de produire un ordre de grandeur probable des décès indirects.

    Ces chiffres finaux sont ensuite additionnés pour générer un bilan global cumulé des décès pour chaque zone de conflit, qui est à son tour utilisé pour calculer une estimation globale du nombre total de décès sur tous ces théâtres de guerre. Comme ces chiffres ne sont pas précis, ils ont été arrondis au millier le plus proche.

    Cette analyse montre que le nombre total de décès directs pendant la guerre contre le terrorisme dans les principales zones de guerre avec une implication significative des gouvernements occidentaux s’élève à environ 1,2 million de personnes.

    En plus de cette estimation, l’application de la méthode de la Déclaration de Genève suggère qu’entre 4,2 et 4,6 millions de personnes est la fourchette englobant le nombre minimum de personnes susceptibles d’être mortes comme conséquence indirecte de ces guerres post-11 Septembre.

    Si l’on additionne ensuite le nombre de décès directs et indirects dans chaque grande zone de guerre, on constate qu’au moins 5,8 à 6 millions de personnes sont susceptibles d’être mortes au total à cause de la guerre contre le terrorisme – un chiffre stupéfiant qui reste probablement très prudent.

    Ces estimations ne peuvent être considérées comme exactes, mais elles démontrent l’ampleur réelle des conséquences de la violence infligée.

    S’il n’est évidemment pas possible d’attribuer ces décès à une partie en particulier comme on a pu le faire avec les décomptes directs de décès, ces décès sont liés de manière causale à la chaîne d’événements qui a commencé avec les politiques militaires de l’après-11 Septembre mises en œuvre par les États-Unis, le Royaume-Uni et d’autres États occidentaux.

    Sans cette chaîne d’événements, ces guerres et leurs conséquences dévastatrices n’auraient tout simplement pas eu lieu.

    La nature de la guerre

    Dans la mesure où les chiffres modérés des décès directs du projet Coûts de la guerre sont largement diffusés et cités comme un indicateur fiable de l’ampleur de la violence dans la guerre contre le terrorisme, le risque existe que la véritable ampleur des décès, bien plus élevée mais largement invisible, reste occultée de la conscience publique.

    Le 11 septembre 2001, près de 3 000 Américains innocents ont été tués sur le sol américain. Au cours des 20 années qui ont suivi, un peu plus d’un million de personnes ont été directement tuées dans la série de guerres qui en ont résulté. Mais ce n’est là qu’une partie de l’histoire, car ce chiffre d’un million est largement inférieur au nombre total de victimes.

    En réalité, il est probable qu’au moins six millions de personnes ont été tuées au cours de la guerre contre le terrorisme, et que la grande majorité de ces gens sont d’origine musulmane.

    Pourtant, la nature même de la manière dont ces guerres ont été menées fait que nous ne pourrons jamais être vraiment certains de l’ampleur des morts qu’elles ont causés, directement et indirectement.

    La véritable ampleur des destructions causées par la guerre contre le terrorisme reste largement taboue, non communiquée et ignorée par la plupart des commentateurs des médias et des experts universitaires, sans parler des décideurs politiques.

    Le fait même d’envisager qu’un nombre aussi colossal de gens ait pu être tués à la suite de décisions prises par les dirigeants américains, britanniques et européens – au nom de la lutte contre le terrorisme – sort trop du cadre de ce qui est culturellement acceptable et intellectuellement palpable. Une telle hécatombe ne correspond pas à ce que « nous » faisons. Nous ne sommes pas des « terroristes ».

    Cependant, si l’on examine les véritables conséquences de ces guerres, on peut commencer à reconnaître combien la nature du conflit et de la violence s’est transformée au cours des XXe et XXIe siècles. Elle est devenue imperceptible, ancrée dans des institutions de pouvoir lointaines, soutenue par des opérations militaires à courte vue dont les structures et l’éthique sont conçues de telle sorte qu’elles maximisent systématiquement la mort « d’autres » invisibles au nom de la protection de « nos » corps et intérêts plus importants.

    La dynamique même de la violence de masse s’est mondialisée et normalisée, précisément parce que nos institutions politiques et culturelles sont incapables de reconnaître l’existence même de ce terrorisme soutenu par l’État.

    Vingt ans après le 11 Septembre, le fait choquant est que, en raison de notre manque d’intérêt en tant que civilisation, personne ne sait vraiment avec certitude combien de personnes sont mortes à cause de la guerre contre la terreur. Le retour au pouvoir des talibans en Afghanistan a ajouté l’insulte à l’injure, en apportant la preuve que la projection d’une force extrême ne fait que renforcer le pouvoir des extrémistes.

    Alors que les talibans approvisionnent leur nouveau gouvernement en terroristes désignés et qu’al-Qaïda accélère sa capacité de regroupement, il n’y a plus d’excuse. Nous devons repenser fondamentalement toute notre approche de ce que nous appelons « sécurité » et réexaminer comment nous avons pu d’atteindre ce point de dévastation et de désinformation. Si nous ne le faisons pas, le retour des talibans n’est que le début d’une fin inéluctable.

    Source : Bylines Times, Nafeez Ahmed, 15-09-2021

    Traduit par les lecteurs du site Les-Crises 

     

    « ♦ Pillages, racisme, expulsions... La conquête de la Palestine racontée par les combattants♦ Powell et l’Irak : La démission qui aurait pu stopper l’invasion »
    Partager via Gmail Yahoo!

  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :