Examinons maintenant la position des parties à la fin de cette guerre et comparons-les.
À vrai dire, les Arméniens n’avaient absolument pas d’autre choix que d’accepter les conditions azéries. Les Arméniens ont subi d’énormes pertes tandis que les Azéris ont pris Chouchi, la ville stratégique clé qui contrôle à la fois la capitale du Nagorno-Karabagh (NK), Stepanakert, et le couloir entre le NK et l’Arménie. Si Pashinian n’avait pas signé, les Arméniens, encerclés, auraient été massacrés par les Azéris – dans cette guerre, les deux parties ont déclaré n’avoir presque pas de prisonniers. Pourquoi ? Parce que presque tous ont été exécutés, souvent après des tortures horribles, par les deux parties. Les analystes russes disent également que l’Arménie a été très rapidement à court de fournitures, un fait également mentionné par Pashinian.
Pour dire les choses simplement : le plan d’Aliev a fonctionné, l’arrogance aveugle des dirigeants arméniens, ainsi que leurs politiques suicidaires ont presque coûté à l’Arménie la perte complète du NK et, peut-être même, l’existence de leur propre pays. Une fois tous les meilleurs officiers arméniens éliminés, y compris les héros de la première guerre du Karabakh, que l’Arménie avait gagnée, il ne restait plus que des clowns délirants qui promettaient que l’Arménie, sans aucune aide, y compris celle des Russes, pourrait gagner la guerre et conduire ses forces à Bakou et oui, ils semblaient tout aussi délirants que certains dirigeants ukrainiens.
Turquie : l’autre grand perdant de cette guerre est la Turquie dont les objectifs de rassembler toutes les nations turques sous une seule bannière néo-ottomane se sont, comme on pouvait s’y attendre, effondrés. Encore une fois. Erdogan est un mégalomane et un fauteur de troubles de classe mondiale, et il a impliqué la Turquie dans des guerres, ou quasi guerres, avec la Syrie, Israël, l’Irak, la Grèce, la Libye, l’Iran, la Russie et même, dans une certaine mesure, l’OTAN. Et n’oublions pas les opérations sanglantes contre les Kurdes partout dans le monde. C’est un véritable psychopathe et cela le rend très, très dangereux. La Russie est intervenue militairement en Syrie, en Libye et maintenant en Azerbaïdjan pour refuser à la Turquie son statut d’empire en puissance et à chaque fois nous avons vu que la Turquie, en tant que pays, n’a tout simplement pas les ressources pour essayer de construire un empire, d’autant plus qu’Erdogan ne comprend tout simplement pas qu’ouvrir simultanément des conflits sur plusieurs fronts est une recette pour le désastre.
Il est également très probable que ce sont les Turcs qui ont abattu le Mi-24 russe en plein dans l’espace aérien arménien : leur but était de forcer la Russie à cesser de chercher une solution négociée et d’imposer la poursuite des hostilités. Dieu merci, les superbes compétences stratégiques d’Aliev lui ont permis de faire quelque chose de très intelligent : il s’est excusé pour ce qu’il a appelé une erreur tragique et a offert toutes sortes de compensations et d’excuses. La décision d’Aliev de s’excuser est probablement venue après que lui et Poutine – qui sont des amis proches – ont eu ce que les diplomates appellent un « franc dialogue« .
Les Turcs font tout un plat du fait que les Azéris ont invité les forces turques en Azerbaïdjan. Mais soyons honnêtes : les Azéris et les Turcs ont toujours été proches et aucune issue n’aurait pu empêcher les Azéris d’inviter légalement les forces turques en Azerbaïdjan. La vraie question est de savoir ce que ces forces peuvent faire. Je pense que si nous ne devons jamais écarter le potentiel toxique d’une force turque, cette force ne pourra pas faire grand-chose d’autre que surveiller la situation et se coordonner avec les Russes pour rester à l’écart d’eux. Mais ce que ces forces ne pourront pas faire, c’est attaquer, ou même menacer d’attaquer, les forces arméniennes et/ou russes – voir ci-dessous pourquoi.
La Russie : la Russie est le seul vrai vainqueur de cette guerre. Je sais, il y a un puissant lobby arménien aux États-Unis, en Europe et en Russie, et ils essaient de présenter leur défaite comme une défaite pour la Russie. Franchement, je comprends leur amertume et je les plains, mais ils ont absolument tort. Voici pourquoi :
Premièrement, la Russie s’est maintenant imposée comme la seule puissance dans le Caucase qui peut apporter la paix. Les deux mille membres du personnel américain à Erevan n’ont absolument rien fait pendant des années pour vraiment aider l’Arménie, tout ce qu’ils ont fait c’est lui imposer des politiques russophobes suicidaires, c’est à peu près tout. Le même nombre de soldats russes a littéralement apporté la paix du jour au lendemain. Je dois ici expliquer un peu les unités qui ont été envoyées en Azerbaïdjan : la 15e Brigade indépendante de fusiliers motorisés (15IMRB).
La 15IMRB n’est pas une force de maintien de la paix au sens occidental du terme. Il s’agit d’une force de combat d’élite spécialisée dans les missions de maintien et de rétablissement de la paix – « coercition pour la paix » dans la terminologie russe. Son personnel est composé à 100% de professionnels, dont la plupart ont une grande expérience du combat : ils ont participé à l’opération de coercition pour la paix en Géorgie en août 2008 et en Syrie. Ce sont des forces de haut niveau, bien entraînées et superbement équipées qui, en plus de leurs propres capacités, peuvent compter sur le soutien des forces russes en Arménie et sur le soutien de toute l’armée russe. Ceux qui disent que cette force est une force symbolique légèrement armée ne comprennent tout simplement pas ces questions.
L’ensemble du théâtre d’opérations de cette guerre se trouve dans la zone (virtuelle) à moins de 1 000 kilomètres de la frontière russe que l’armée russe veut être capable de dominer en cas d’escalade si une guerre éclate. Je répète que l’armée russe n’est pas organisée comme l’armée américaine : la doctrine militaire russe est purement défensive, ce n’est pas de la propagande, et elle s’appuie pour cette défense sur sa capacité à déployer très rapidement des forces mécanisées à haut niveau de préparation partout en Russie, à moins de 1 000 km de la frontière russe, et sur sa capacité à détruire toute force entrant dans cette zone. La Russie s’appuie également sur des systèmes d’armes avancés capables de libérer une grande puissance de feu pour défendre les forces déployées. En d’autres termes, bien que la 15IMRB ne soit qu’une force expéditionnaire de la taille d’une brigade, elle est entraînée à se replier et à tenir une position jusqu’à ce que les renforts en personnel et/ou en puissance de feu soient envoyées de Russie. Vous pouvez considérer cela comme quelque chose de similaire à la force opérationnelle russe en Syrie, mais beaucoup plus proche de la Russie et, par conséquent, beaucoup plus facile à soutenir en cas de besoin.
Pour en revenir au Mi-24 russe abattu, cette action ne passera pas inaperçue ni ne sera oubliée, vous pouvez en être sûr. Le fait que Poutine et l’armée russe n’agissent pas comme le feraient les États-Unis en déclenchant immédiatement des représailles ne signifie pas que les Russes s’en moquent, qu’ils ont oublié ou qu’ils ont peur. Il existe un proverbe juif qui dit qu’« une bonne vie est la meilleure des vengeances ». Je paraphrase cela en disant que la devise de Poutine pourrait être « un résultat avantageux est la meilleure des représailles » : c’est ce que nous avons vu en Syrie et c’est ce qui se passera en Azerbaïdjan.
Un autre point positif pour la Russie est qu’elle peut maintenant déclarer, en toute honnêteté, que les révolutions de couleur entraînent inévitablement des pertes territoriales, voir l’Ukraine, la Géorgie et maintenant l’Arménie, et le chaos politique partout.
Ensuite, veuillez regarder la carte suivante, en russe, mais cela ne pose pas de problème :
Regardez les deux lignes bleues épaisses : elles montrent les couloirs entre l’Azerbaïdjan, la province azérie du Nakhitchevan et le couloir entre l’Arménie et le Haut-Karabakh. Ces deux couloirs sont absolument vitaux pour ces deux pays et ils seront désormais sous le contrôle des gardes-frontières du FSB, les gardes-frontières russes sont des unités légères, mobiles et d’élite comparables en termes d’entraînement et de capacités à leurs collègues des forces aéroportées. Encore une fois, ne supposez pas qu’ils ressemblent aux agents des douanes ou des frontières des États-Unis ou de l’Union européenne. Ce sont des unités d’élite très robustes, entraînées à combattre une force bien supérieure jusqu’à l’arrivée des renforts.
En termes stratégiques, cela signifie que la Russie a désormais une main de fer sur ce qui est une artère stratégique vitale pour l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Aucune des parties n’est prête à faire de grands commentaires à ce sujet, pas besoin d’humilier qui que ce soit, mais les personnes averties se rendent compte de la fantastique capacité de pression que Poutine vient d’ajouter à la Russie dans le Caucase. Vous pouvez considérer ces deux couloirs comme une ligne de vie pour les deux États tant que vous réalisez également que ces couloirs sont aussi des poignards stratégiques dans les mains des Russes pointant vers les organes vitaux des deux États.
L’habituelle chorale qui déteste Poutine et qui a chanté le slogan « Poutine a perdu le contrôle de son environnement proche » devrait maintenant avoir honte de son manque d’intelligence, et être atterrée par ce que « Poutine » a fait à ses espoirs, mais ce genre de pensée magique ne changera pas la réalité sur le terrain : loin de perdre quoi que ce soit, Poutine a assuré une immense victoire stratégique de la Russie au prix de deux soldats morts, un blessé et un hélicoptère perdu.
Dorénavant, la Russie disposera de forces militaires permanentes en Arménie et en Azerbaïdjan. La Géorgie a été effectivement neutralisée. Le Caucase russe est pour l’essentiel pacifique et prospère, la mer Noire et la mer Caspienne sont de facto des « lacs russes » et le « ventre » russe est maintenant beaucoup plus protégé qu’il ne l’a jamais été.
Voyons quand une puissance occidentale parviendra à un résultat similaire.
Conclusion
Cette guerre n’a été que gelée et, comme en Syrie, il y aura des provocations, des attaques sous fausse bannière, des revers et des innocents assassinés. Mais, comme en Syrie, Poutine préférera toujours une stratégie tranquille avec des pertes minimales à une stratégie de menaces, de démagogie et de représailles instantanées. Il y a aussi ce que j’appelle les « règles de Poutine sur l’usage de la force » : ne jamais utiliser la force là où on l’attend, toujours l’utiliser quand on s’y attend le moins et toujours d’une manière que vos ennemis ne prévoient pas. Mais ne voyons pas tout cela seulement sous un jour favorable, il y aura certainement des revers, Erdogan est en colère et il veut toujours jouer un rôle. Poutine, d’une manière typiquement russe, lui laissera exactement ce « rôle », mais celui-ci sera minime et principalement destiné à la consommation interne des relations publiques turques. Erdogan, loin d’être un nouveau Mehmed le conquérant et « Le Grand Aigle », passera à la postérité comme Erdogan le perdant et le « Poulet Vaincu ». La mégalomanie est peut-être une condition préalable à la construction d’un empire, mais cela ne suffit manifestement pas.
Quelle est la prochaine étape ?
Pashinian sera renversé, c’est certain. Ce qui importe le plus pour l’Arménie, c’est de savoir qui le remplacera. Hélas, il existe des nationalistes anti-pashinian qui sont tout aussi russophobes que la bande à Pashinian. De plus, compte tenu des hystériques qui font parler d’eux en Arménie, il est possible qu’un nouveau gouvernement rompe le cessez-le-feu et exige un « combat jusqu’au bout ». Cela pourrait être un problème majeur, y compris pour les forces russes en Arménie et les soldats de la paix, mais il est également probable que, d’ici là, le peuple arménien aura compris réellement qu’on lui a menti et qu’il a subi une défaite écrasante, ces appels seront finalement noyés par des voix plus saines, y compris celles des dirigeants d’avant 2018 actuellement emprisonnés.
Il y a aussi une énorme immigration arménienne en Russie qui écoutera tous les rapports et analyses produits en Russie et sera pleinement consciente de la réalité sur place. Ces immigrants représentent une ressource énorme pour l’Arménie car ce sont eux qui vont pousser à une collaboration forte avec la Russie dont, franchement, l’Arménie a maintenant besoin plus que tout autre chose. En ce moment, à en juger par ce que disent les analystes russes pro-Arméniens, les Arméniens et leurs partisans sont absolument horrifiés par ce résultat et ils pensent que les Turcs ont maintenant pénétré profondément dans la sphère d’influence russe. Des voix sensées leur répondent que cette soi-disant « pénétration » dans la sphère d’influence russe est surtout de la relation publique et qu’il est de loin préférable que certaines forces turques se déplacent à l’intérieur de la sphère d’influence russe plutôt qu’une force russe soit déployée à l’intérieur de la sphère d’influence turque. En d’autres termes, lorsque ces partisans de l’Arménie disent qu’Erdogan s’est profondément enfoncé dans la sphère d’influence russe, ils admettent évidemment qu’il s’agit d’une sphère d’influence russe et non turque. Ils ne se rendent pas compte de ce qu’ils disent, c’est tout.
Franchement, les diasporas arméniennes en Russie, dans l’UE et aux États-Unis sont superbement organisées, elles ont beaucoup d’argent et elles contrôlent actuellement le récit dans l’UE et aux États-Unis, en Russie, elles ont essayé mais ont échoué misérablement. Ajoutez à cela le fait que c’est Aliev qui a commencé cette guerre et qu’il est profondément lié à la Turquie d’Erdogan et vous verrez pourquoi l’ampleur de la défaite arménienne est systématiquement sous-estimée dans les médias occidentaux. C’est bien, laissez passer quelques mois et la réalité de la situation finira par convaincre ceux qui sont actuellement dans le déni.
En ce moment, c’est exactement le processus qui se déroule – violemment – à Erevan. Mais tôt ou tard, les pillards seront remplacés par une sorte de gouvernement d’union nationale et si ce gouvernement veut mettre fin aux pertes horribles et veut reconstruire ce qui reste, il devra appeler le Kremlin et proposer à la Russie une sorte d’accord. Inutile de dire que l’immense ambassade américaine et la centaine d’« ONG » parrainées par Soros s’y opposeront de toutes leurs forces. Mais avec les États-Unis eux-mêmes qui se battent pour leur survie, l’UE en plein désarroi et les Turcs qui échouent dans tout ce qu’ils entreprennent, ce n’est tout simplement pas une option viable.
Les Russes plaisantent en disant qu’il faut deux Juifs pour tromper un Arménien, ce qui signifie que les Arméniens sont peut-être même plus intelligents que les Juifs – qui, en toute justice, ne sont pas plus intelligents que les autres, [pourquoi le seraient-ils ?, NdSF] c’est surtout de la propagande intéressée et égoïste. J’ai tendance à partager cette admiration du peuple arménien. Il s’agit d’une nation et d’une culture anciennes, vraiment nobles et belles, qui méritent de vivre en paix et en sécurité et qui ont subi de nombreuses horreurs dans leur histoire. Elles méritent bien plus que ce pantin de la CIA/MI6 ! En ce moment, la nation arménienne est définitivement au plus bas dans son histoire, comparable aux années 90 « démocratiques » en Russie ou à l’horreur « libérale » actuelle qui se déroule aux États-Unis. Mais, comme Dostoïevski aimait à le dire, « on ne doit jamais juger une nation par le niveau jusqu’au quel elle peut s’enfoncer mais par le niveau auquel elle peut s’élever ».
La meilleure chose pour l’Arménie, objectivement, serait de faire partie de la Russie, ce qui était le cas dans un passé récent. Mais cela n’arrivera pas : premièrement, le nationalisme arménien est aussi aveugle et obtus que jamais et, de plus, la Russie n’accepterait jamais l’Arménie dans la Fédération de Russie, et pourquoi le ferait-elle ? L’Arménie n’a exactement rien à offrir à la Russie, si ce n’est un territoire difficile à protéger avec des voisins potentiellement dangereux. Non, la Russie n’a jamais perdu l’Arménie – c’est l’Arménie qui a perdu la Russie. Maintenant, le maximum que le Kremlin offrira à l’Arménie est une protection contre tous les voisins et une aide économique.
Pour le reste, voyons si le prochain gouvernement arménien rejoindra l’OTSC non seulement en paroles, comme ce fut le cas ces deux dernières années, mais aussi en actes, avec la reprise des échanges d’informations, la collaboration militaire, les opérations de sécurité conjointes, etc. Ce serait un premier pas important pour ce pays.
The Saker