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  • La Turquie a été condamnée en mars 2023 par un tribunal international pour avoir directement acheté du pétrole au Kurdistan irakien entre 2014 et 2018. Depuis, la reprise des exportations de l’Irak vers la Turquie est au point mort. Cela entraîne une lourde perte de revenus pour les autorités d’Erbil, même si l’Irak s’est engagé à couvrir ses besoins financiers en contrepartie du contrôle des revenus pétroliers de la région autonome.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                  

    C’est avec une satisfaction bruyante que l’Irak a accueilli, fin mars 2023, la décision de la Chambre internationale de commerce de Paris, tranchant le conflit pétrolier qui minait les relations entre Bagdad, Erbil et Ankara depuis 2014. La cour d’arbitrage basée à Paris a jugé qu’Ankara avait violé un accord sur les oléoducs conclu en 1973 entre l’Irak et la Turquie, qui obligeait le gouvernement turc à respecter les instructions de l’Irak sur le transport du pétrole brut exporté depuis ce pays. La Turquie a été condamnée à payer 1,5 milliard de dollars (1,39 milliard d’euros) de compensation à l’Irak.

    Cette décision forçait dans le même temps le Gouvernement régional du Kurdistan irakien (GRK) à trouver un accord avec Bagdad, ce qu’il refusait au nom de son autonomie stratégique, en dépit d’une décision de la Cour suprême fédérale irakienne de février 2022. La plus haute juridiction du pays avait jugé inconstitutionnelle la loi du GRK de 2007 sur le pétrole et le gaz donnant toute latitude à la région pour l’extraction et la gestion de ses ressources naturelles. Une loi sur laquelle le GRK s’était basé pour conclure des dizaines de contrats avec ExxonMobil ou Total, ainsi que des accords d’exportation avec la Turquie à un prix inférieur à celui du marché. Pour justifier sa décision, qualifiée de « politique » par le GRK, la Cour suprême irakienne s’était appuyée sur les articles 111 et 112 de la Constitution irakienne de 2005. Il y est stipulé que « le pétrole et le gaz appartiennent à l’ensemble du peuple irakien dans toutes les régions et tous les gouvernorats » et que « le gouvernement fédéral, les gouvernorats producteurs et les gouvernements régionaux formulent ensemble les politiques stratégiques nécessaires pour développer les richesses pétrolières et gazières ».

    UN ACCORD BUDGÉTAIRE D’UNE AMPLEUR INÉDITE

    Le 4 avril 2023 fut un jour marqué d’une pierre blanche dans le conflit autour des revenus pétroliers qui oppose l’Irak et sa région autonome du Kurdistan. Ce jour-là, les dirigeants des deux parties ont annoncé un accord, confirmé dans les articles 13 et 14 de la loi sur le budget irakien ratifié le 21 juin. Cette loi a consacré un budget annuel record pour l’Irak de 152 milliards de dollars (140,81 milliards d’euros), basé à 90 % sur les revenus de son pétrole dont 30 % est produit dans la région kurde, prouvant la totale dépendance de l’Irak a son économie de rente.

    Si Erbil a accepté de perdre la gestion des riches champs de pétrole de Ninive et de Kirkouk qu’il contrôlait jusque-là, cette loi lui assure des revenus suffisants pour les trois prochaines années avant même d’avoir vendu son or noir. Cet accord sur le budget 2023-2025 prévoit que Bagdad pourra abonder jusqu’à 12,67 % de son budget à la région kurde, sous condition de ressources. Autrement dit, si les revenus pétroliers kurdes n’atteignent pas ce seuil, ils seront complétés par Bagdad pour permettre au GRK d’assurer les dépenses nécessaires à son fonctionnement.

     

    Après l’adoption de cette loi, le sous-secrétaire du ministre du pétrole irakien, Mohamed Al-Abadi, annonçait que son ministère était prêt à reprendre le pompage du pétrole dans la région du Kurdistan à raison de 500 000 barils par jour. La loi budgétaire approuvée évoquait l’exportation de 400 000 barils par jour produits dans la région vers les entrepôts de l’Organisation nationale pour la commercialisation du pétrole (SOMO) dans le port turc de Ceyhan. Les revenus de ces ventes seront déposés par la région kurde irakienne sur un compte à la banque centrale irakienne, dont elle aura la gestion, mais qui sera sous le contrôle direct du premier ministre irakien.

    DE SÉRIEUSES TENSIONS ENTRE LES PARTIS KURDES

    Ce contrôle devrait, en pratique, forcer le GRK à utiliser cet argent à bon escient et réduire la corruption et le détournement des fonds. La loi impose également qu’en cas de conflit entre les provinces kurdes — celles de Dohuk et Erbil, sous le contrôle du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et celles de Souleimaniye et de Halabja sous celui de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK)—, dans la distribution des revenus alloués à la région kurde, le gouvernement irakien pourra, après un délai de 30 jours, reprendre le contrôle des fonds destinés à la partie lésée.

    Les tensions sont en effet au plus haut entre le PDK et l’UPK. Les deux partis gèrent de manière indépendante leur zone de contrôle au sein du GRK, au point d’avoir chacune leurs propres forces peshmergas. Leurs désaccords ont fait craindre une implosion du GRK, principalement contrôlé par le PDK, au point d’avoir effrayé la communauté internationale qui table sur la stabilité de la région kurde et son alliance avec elle. Certains responsables américains, français, allemands ou encore britanniques se sont rendus dans la région ces derniers mois afin, officiellement ou en coulisses, de pousser à une reprise du dialogue entre les deux parties.

    Les tensions sont en effet telles que l’UPK a cessé de siéger au parlement kurde depuis plusieurs mois, tandis que la cour de justice d’Erbil a, le 5 juin, condamné à mort in absentia plusieurs hauts cadres des services de contre-terrorisme de l’UPK, dont son chef. Ils ont été jugés responsables de l’assassinat de Hawkar Jaff, l’un des leurs, à Erbil en 2022, celui-ci ayant été soupçonné d’avoir été retourné par le PDK.

    Quant aux élections parlementaires dans la région du Kurdistan, elles auraient dû avoir lieu à l’automne 2022, mais un désaccord entre le PDK et l’UPK sur leurs modalités et une nouvelle loi électorale les ont repoussées au 18 novembre 2023. Leur organisation sera gérée par la commission électorale irakienne plutôt que par les Kurdes eux-mêmes dont toutes les décisions parlementaires depuis octobre dernier ont été rendues caduques par la Cour suprême irakienne qui les a jugées hors mandat.

    Enfin, les alliances politiques et géopolitiques des deux partis kurdes n’ont pas apaisé les choses : l’UPK est réputé proche de l’Iran — qui a bombardé à plusieurs reprises des groupes d’opposition kurdes iraniens réfugiés au GRK ces derniers mois — mais également du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et des milices chiites irakiennes du Hashed Al-Chaabi et de son bloc politique qui contrôle le gouvernement irakien. Le PDK est lui un allié fidèle de la Turquie (Netchirvan Barzani, son président a même été le premier à féliciter Recep Tayyip Erdoğan pour sa réélection après les résultats… du premier tour de la présidentielle en Turquie) dont les forces bombardent le PKK sur le sol du GRK avec la bénédiction du PDK. Il est aussi proche du bloc sunnite du président du parlement irakien, Mohamed Al-Halboussi.

    C’est dans en plein tension interkurde que survient donc la reprise partielle du contrôle du pétrole kurde par l’Irak. « La région du Kurdistan est pleinement consciente que depuis le référendum sur l’indépendance de la région en 2017, elle a perdu beaucoup de sa force, non seulement à cause de la confrontation avec Bagdad, mais aussi à cause de la sévérité de la division interne kurde, analyse le chercheur Yahya Al-Koubaissi, spécialiste de l’Irak. Les décisions de la Cour fédérale puis de la Cour de Paris ont encore affaibli la situation d’Erbil, et la loi budgétaire a été le dernier maillon de cette chaîne ».

    LA TURQUIE NE VEUT PAS PAYER L’AMENDE

    Tout cela aurait pu signer la fin de l’histoire et la reprise des exportations du Kurdistan vers le port turc de Ceyhan. C’était sans compter sur la réaction d’orgueil de la Turquie, mécontente d’avoir été sanctionnée par la Chambre internationale de commerce de Paris et craignant une nouvelle sanction, une seconde plainte de l’Irak sur la période 2019-2023 étant en cours d’instruction. Ankara a donc décidé de ne pas rouvrir le port de Ceyhan et le pipeline y conduisant pour faire pression sur Bagdad. « Le gouvernement irakien est désireux de parvenir à un accord en raison de l’important déficit budgétaire et, par conséquent, de la nécessité d’exporter la plus grande quantité de pétrole possible afin d’éviter l’aggravation de ce déficit », souligne Yahya Al-Koubaissi. Pour lui, « la partie turque fait pression sur la partie irakienne afin d’obtenir un accord sur les 1,5 milliard de dollars qu’elle lui doit conformément à la décision de la Cour de Paris, d’autant plus qu’elle sait très bien que l’Irak peut perdre ce montant tous les deux mois s’il n’exporte pas son pétrole à partir de Ceyhan ».

    Le manque à gagner côté irakien se chiffrait déjà à 2,5 milliards de dollars (2,32 milliards d’euros) au 1er juillet 2023. Si des discussions sont en cours au plus haut niveau des États turcs et irakiens, elles n’ont jusqu’ici toujours pas abouti. « Les problèmes qui bloquent la reprise des exportations de pétrole sont plus politiques que techniques », expliquait d’ailleurs un officiel irakien à Reuters dans la foulée d’une réunion le 19 juin. Déjà, l’arrêt du pipeline a provoqué la chute de 80 % des revenus du GRK selon une lettre envoyée le 15 juin par des membres du Congrès américain au secrétaire d’État Antony Blinken, lui demandant de faire pression sur la Turquie et l’Irak pour parvenir à un accord rapide.

    Bagdad s’apprête pour l’heure à rediriger 400 000 barils de pétrole kurde vers sa consommation intérieure. Et le GRK, dont les poches ne se remplissent plus depuis fin mars, doit plus que jamais compter sur l’apport financier de Bagdad prévu dans le cadre de la nouvelle loi budgétaire, faute de quoi la stabilité économique, humanitaire et sociale de la région pourrait en pâtir lourdement. En attendant, la Turquie fait chanter l’Irak et c’est le GRK qui trinque.

    BENOÎT DREVET

    Journaliste basé en Irak

                

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  • Avec sa décision d’interdire l’abaya dans les établissements scolaires, le ministre de l’éducation nationale Gabriel Attal poursuit l’encadrement politique du religieux. Cette « nouvelle laïcité » que promeut à son tour Emmanuel Macron entraine une stigmatisation toujours plus poussée des musulman·es et assigne le corps éducatif au rôle de police des intentions.                                                                                                                                                                    Saint-Denis de la Réunion, le 17 août 2023. Le ministre français de l’éducation et de la jeunesse Gabriel Attal assiste à          la rentrée des classes au collège Bourbon

    Richard Bouhet/AFP

    Comment expliquer la récurrence des polémiques autour des « signes religieux » dans les écoles publiques, en proie à une pénurie sans précédent de professeurs et de personnel éducatif ? L’argument de la diversion échoue à rendre compte de l’ampleur de l’offensive réactionnaire. Celle-ci a érigé depuis trois décennies la défense d’une « laïcité assiégée » érigée en cause nationale, mobilisable à tout moment. Y compris en temps de crise ou d’agitation sociale.

    La catégorie des « atteintes à la laïcité » permet désormais de donner corps à une panique morale1, tout en appelant une réponse des pouvoirs publics pour endiguer un phénomène jugé inquiétant, au besoin par l’adoption de nouvelles mesures restrictives.

    Pour démêler l’écheveau autour de la laïcité à l’école, devenue une laïcité essentiellement négative, il convient de distinguer deux aspects. Le premier a trait à la loi de 2004 elle-même, son texte et son esprit, au renversement de sens qu’elle opère et à ses conséquences pratiques depuis son entrée en vigueur il y a vingt ans. Le second renvoie à la question plus ancienne du sécularisme français et à l’encadrement politique du « religieux ».

    L’INTERDICTION COMME PRINCIPE, L’AUTORISATION COMME EXCEPTION

    Année du bicentenaire de la Révolution française, 1989 marque la première « affaire du foulard » à l’école. À Creil, en région parisienne, le principal du collège Gabriel-Havez exclut temporairement trois élèves (Fatima, Leïla et Samira) qui refusent d’enlever leur foulard en classe. Le tapage médiatique et politique autour de cette affaire conduit le ministre de l’éducation nationale de l’époque, Lionel Jospin, à saisir pour avis le Conseil d’État pour savoir si « le port de signes d’appartenance à une communauté religieuse est ou non compatible avec le principe de laïcité », et à quelles conditions ce port pourrait être admis.                                                                                                                                                         Comment expliquer la récurrence des polémiques autour des « signes religieux » dans les écoles publiques, en proie à une pénurie sans précédent de professeurs et de personnel éducatif ? L’argument de la diversion échoue à rendre compte de l’ampleur de l’offensive réactionnaire. Celle-ci a érigé depuis trois décennies la défense d’une « laïcité assiégée » érigée en cause nationale, mobilisable à tout moment. Y compris en temps de crise ou d’agitation sociale.

    La catégorie des « atteintes à la laïcité » permet désormais de donner corps à une panique morale1, tout en appelant une réponse des pouvoirs publics pour endiguer un phénomène jugé inquiétant, au besoin par l’adoption de nouvelles mesures restrictives.

    Pour démêler l’écheveau autour de la laïcité à l’école, devenue une laïcité essentiellement négative, il convient de distinguer deux aspects. Le premier a trait à la loi de 2004 elle-même, son texte et son esprit, au renversement de sens qu’elle opère et à ses conséquences pratiques depuis son entrée en vigueur il y a vingt ans. Le second renvoie à la question plus ancienne du sécularisme français et à l’encadrement politique du « religieux ».

    L’INTERDICTION COMME PRINCIPE, L’AUTORISATION COMME EXCEPTION

    Année du bicentenaire de la Révolution française, 1989 marque la première « affaire du foulard » à l’école. À Creil, en région parisienne, le principal du collège Gabriel-Havez exclut temporairement trois élèves (Fatima, Leïla et Samira) qui refusent d’enlever leur foulard en classe. Le tapage médiatique et politique autour de cette affaire conduit le ministre de l’éducation nationale de l’époque, Lionel Jospin, à saisir pour avis le Conseil d’État pour savoir si « le port de signes d’appartenance à une communauté religieuse est ou non compatible avec le principe de laïcité », et à quelles conditions ce port pourrait être admis.                                                                                                                                                           Quelques semaines plus tard, la circulaire 2004-084 du 18 mai 2004, qui précise les modalités d’application de la loi, est venue étendre le champ de l’interdiction. Ce texte passé presque inaperçu à l’époque distingue en effet deux types de signes ou vêtements religieux. D’un côté, ceux « dont le port conduit à se faire immédiatement reconnaître par son appartenance religieuse comme le voile islamique, quel que soit le nom qu’on lui donne, la kippa ou une croix de dimension manifestement excessive ». De l’autre, les tenues a priori anodines auxquelles l’élève attache un « caractère religieux », qui peuvent être assimilées à une tentative de contourner la loi. Si l’expression « signes religieux par destination » n’est pas employée dans la circulaire, on la retrouve toutefois dans des articles de doctrine

    2.

    SONDER « L’INTENTION RELIGIEUSE »

    En mettant en garde sur la possible apparition de « nouveaux signes », la circulaire Fillon, du nom du ministre de l’éducation nationale d’alors, va plus loin que l’interdiction posée par la loi. À côté de l’élément objectif (la manifestation ostensible d’une appartenance religieuse), elle ajoute un élément subjectif : le comportement ou les intentions de l’élève.

    Placé au cœur du dispositif, cet élément intentionnel plonge les chefs d’établissement dans une casuistique délicate qui prend souvent la forme de mesures de profilage racial3. Certains conseillers principaux d’éducation (CPE) demandent par exemple aux surveillants d’établir des listes d’élèves qui portent le voile en dehors de l’école, pour pouvoir ensuite déterminer si leurs tenues portées dans l’établissement sont « religieuses ». En droite ligne de la circulaire, l’ancien ministre de l’éducation nationale, Pap Ndiaye, indiquait dans les colonnes d’un quotidien du soir la marche à suivre :

    Est-ce que la jeune fille qui porte telle ou telle robe la met régulièrement ? Est-ce qu’elle refuse de changer de tenue, est-ce que cela s’accompagne d’autres signaux ? Voilà des éléments qui peuvent laisser à penser qu’il s’agit bien d’un signe religieux amenant à du prosélytisme4.

    Il appartient alors aux directeurs et directrices d’établissement de qualifier une tenue de « religieuse » sur la base de ce qu’elles ou ils connaissent ou croient connaitre des religions en question, en particulier de l’islam. Le personnel éducatif doit se faire expert en religion, au nom même de la garantie de neutralité du service public de l’enseignement, pour déterminer si la tenue litigieuse est bien un signe de la religion de l’élève.

    DES SIGNALEMENTS POUR « ATTEINTE À LA LAÏCITÉ »

    Pour aider le personnel éducatif à déchiffrer l’intention « religieuse » des élèves, les autorités ont mis en place un certain nombre d’outils et de ressources pédagogiques, parmi lesquels un formulaire en ligne « atteinte à la laïcité », réservé à tous les personnels de l’éducation nationale. Ces derniers sont invités à l’utiliser s’ils « pressentent que le principe de laïcité est remis en cause ». Les signalements collectés sont ensuite classés par type d’atteinte et rendus publics, sur le modèle des « chiffres de la délinquance ».

    En dépit de l’autorité dont on tente de la parer, la catégorie des « atteintes à la laïcité » n’a rien d’objectif. Fonctionnant sur une base déclarative, elle mesure les signalements effectués de manière unilatérale et non contradictoire par le personnel éducatif, en fonction de ses opinions sur les questions de laïcité et d’islam, qui concerne la quasi-totalité des signalements. Autrement dit, c’est un décompte des dénonciations, qui peut tout au plus servir de baromètre de l’opinion au sein du personnel éducatif.

    Mais cette catégorie remplit d’autres objectifs. Elle donne corps aux paniques morales autour de la visibilité du fait musulman et appelle une réponse des autorités face à un phénomène que l’on peut désormais mesurer, dénoncer, et par suite, juguler. Un article de L’Opinion titrait en juin 2022 : « L’Éducation nationale confrontée à une "épidémie" de tenues islamiques ». « Quand il y a des épidémies, il faut qu’il y ait des symptômes, et on mesure », réagissait dans la foulée le président de la République, assurant qu’il comptait bien avec son ministre « regarder, mesurer et répondre avec la plus grande clarté à toutes les situations qui ne respectent pas les lois de la République ».

    UNE VISION AUTORITAIRE DE LA LAÏCITÉ

    La reconfiguration du paysage intellectuel autour de la promotion d’une « nouvelle laïcité »5, les politiques menées par les majorités successives et la « mise en ordre » médiatique du sens commun sur l’islam ont permis, nourri et intensifié cette extension du domaine de la neutralité religieuse. L’interdiction de toute expression religieuse ostensible en divers espaces conduit, non pas à un reflux du « religieux », mais à sa politisation permanente. « La République est testée », déclare ainsi Gabriel Attal le lundi 28 août 2023 à propos du port d’abayas à l’école. Il ne s’agit donc pas d’une entorse au principe de laïcité, mais de la promotion d’une vision autoritaire de celui-ci, qui veut que l’État encadre strictement les religions.

    Nous avons tendance à oublier que la loi du 9 décembre 1905 sur la laïcité hérite de toute la tradition concordataire mise en place par Napoléon Bonaparte, notamment l’institution, le financement et le contrôle des cultes sous la forme d’instances verticales et représentatives. Si elle interdit formellement le financement des cultes, cette loi reprend néanmoins dans son titre V les dispositions sur la « police des cultes » (articles 25 à 36).

    Entre le principe de séparation et de stricte neutralité de l’État, celui de liberté religieuse, ou enfin celui de surveillance et de contrôle des cultes par les pouvoirs publics, une bataille à la fois politique et intellectuelle a lieu sur la manière de comprendre et d’articuler ces visions concurrentes. L’œuvre pionnière de Talal Asad sur le sécularisme6, montre que la laïcité ne se définit pas seulement par le principe de séparation du politique et du religieux, mais comme un processus de redéfinition de ce qu’est censée être la religion.

    Dans ce processus, le « laïque » est défini par opposition à son envers, le « religieux ». Cette production permanente de la séparation est au cœur du procès de sécularisation. D’autant que l’islam est considéré comme le lieu même de la confusion entre politique et religieux, ce qui explique par exemple que des tenues décrites comme islamiques soient assimilées à des actes de prosélytisme, comme l’a exprimé Pap Ndiaye.

    SORTIR DU TROU NOIR

    Invisible et extrêmement compact, le trou noir est un phénomène astrophysique atypique, dont le champ gravitationnel est si intense que rien ne peut en sortir. Pas même la lumière. C’est ce qui fit dire à Edgar Morin en 1989 au moment de la première « affaire du foulard », qu’on ne savait plus exactement ce que signifiait la laïcité, et qu’un « trou noir » s’était creusé sous ce terme7. Comment retrouver un sens de la notion qui puisse permettre de renouer avec ses objectifs initiaux de neutralité et de liberté de croyance ?

    La première chose à faire est de sortir de l’impasse que constitue l’argument de la diversion. Dans son analyse de l’antisémitisme, Hannah Arendt avertit d’emblée son lectorat contre la tentation de faire de l’idéologie raciste nazie un simple « moyen de gagner les masses » ou un « artifice démagogique »8 Dans le sillage d’Arendt, nous devons, mutatis mutandis, comprendre que le racisme systémique ne s’est pas cristallisé de manière accidentelle sur les personnes musulmanes, et prendre au sérieux ce que les racistes eux-mêmes proclament. Sans cela, le risque est grand de laisser un boulevard à la réaction, qui ne se prive pas depuis des décennies de profiter des atermoiements des forces de gauche sur le sujet.

    Il convient ensuite d’abandonner la polarisation du débat autour de la qualification de tenue « religieuse ». Le philosophe Jean-Fabien Spitz fait remarquer, dans la lignée des arguments développés en son temps par Aristide Briand, que « l’idée même d’un vêtement "religieux " est une absurdité. Dans une république laïque, aucun vêtement n’est musulman, ni juif, ni chrétien »9. La loi de 2004 prohibe « les signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ». C’est bien ce texte et son interprétation stricte par le Conseil d’État qui constitue le nœud du problème, en demandant au personnel éducatif de déchiffrer en permanence l’appartenance religieuse des élèves.

    Donner un cadre d’expression au personnel éducatif qui refuse le rôle policier qu’on lui assigne est tout aussi important. Les élèves musulmanes viennent à l’école pour apprendre, non pour discuter de la longueur ou de l’amplitude de leurs robes. La prise en compte de l’érosion de l’autorité du corps professoral et de ses conditions de travail et de rémunération est essentielle pour saisir les raisons pour lesquelles une partie de ce personnel rallie « à sa façon l’idéologie sécuritaire, où se combinent le sentiment d’impuissance, l’appel à l’autorité étatique et la peur des transformations du monde contemporain ».10

    Il convient enfin de contester les usages de la laïcité dans un sens toujours plus attentatoire aux libertés d’expression et de conviction. Que la notion soit « passée à droite » — et souvent à l’extrême droite — est un phénomène déroutant, mais pas exceptionnel : songeons à l’instrumentalisation tout aussi intéressée du féminisme ou de la cause LGBT à des fins racistes. Signifiant flottant par excellence, au même titre que la démocratie, la laïcité est l’enjeu de conflits et d’âpres débats. Ne pas laisser l’idée laïque à celles et ceux qui veulent en faire une arme de ségrégation massive est une question de première importance.

    Avocat et essayiste.

     https://orientxxi.info/magazine/abaya-interdite-a-l-ecole-ou-l-extension-d-une-laicite-repressive,6676   

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