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♦ «Séparatisme»: le gouvernement détricote les «grandes lois de notre République»
Le projet de loi « confortant les principes républicains », selon sa nouvelle appellation, a été adopté mercredi en conseil des ministres. Sans la citer, il vise « une idéologie politique qui s’appelle l’islamisme radical », revendique Jean Castex. Mediapart le décrypte, mesure par mesure. Avec les ajustements dus aux réserves du Conseil d’État. «Il n’est jamais trop tôt pour s’occuper des valeurs de la République. » C’est avec la solennité des grands jours que Jean Castex a présenté, mercredi 9 décembre, date anniversaire de la promulgation de la loi de 1905, le projet de loi « confortant les principes républicains ». Entouré des ministres concernés par le texte – les deux locataires de la place Beauvau, Gérald Darmanin et Marlène Schiappa, mais aussi Jean-Michel Blanquer (éducation nationale) et Éric Dupond-Moretti (justice) –, le chef du gouvernement a défendu ce qu’il qualifie désormais de « loi de liberté ».
« C’est un texte qui s’inscrit dans la grande tradition des fondateurs de notre République puisque c’est un texte pour renforcer l’effectivité de nos libertés publiques et individuelles : liberté d’association, liberté de conscience, liberté d’expression, liberté de culte, qui doivent plus que jamais être vécues dans leur plénitude par chacune et chacun d’entre nous », a-t-il fait valoir. Bref, un « texte très important », mais qui suscite beaucoup d’inquiétudes et de questionnements. Y compris dans les rangs d’une majorité parlementaire déjà échaudée par les débats autour de la loi sur la « sécurité globale ».
Fin du conseil des ministres, le 9 décembre. © Arthur Nicholas Orchard/Hans Lucas via AFPLes multiples changements d’intitulés de cette nouvelle loi en disent long sur la façon dont l’exécutif s’est cherché sur le sujet. Parlant dans un premier temps de « communautarisme », hésitant ensuite sur le singulier ou le pluriel du terme « séparatisme », évoquant brièvement l’idée d’inclure le mot « laïcité » dans le titre, le gouvernement a fini par atterrir sur une formule plus large, tout en assumant, dans son expression publique, l’objectif principal de ce texte. « L’ennemi de la République, c’est une idéologie politique qui s’appelle l’islamisme radical », a notamment affirmé Jean Castex, mercredi, dans Le Monde.
Le 2 octobre, aux Mureaux (Yvelines), Emmanuel Macron avait d’ailleurs balayé toute forme d’ambiguïté : « Il y a, dans cet islamisme radical – puisque c’est le cœur du sujet, abordons-le et nommons-le – une volonté revendiquée, affichée, une organisation méthodique, pour contrevenir aux lois de la République et créer un ordre parallèle. » « Des éléments nous montrent qu’une contre-société s’installe progressivement à bas bruit », insiste aujourd’hui l’entourage du premier ministre pour justifier de l’urgence législative, reconnaissant toutefois que sur un certain nombre de points, concernant notamment les « certificats de virginité », la polygamie et les mariages forcés, « il est difficile d’exposer les choses de façon très précise ».
Marlène Schiappa en convient elle aussi. Récemment interrogée par L’Express sur l’ampleur du phénomène de polygamie, la ministre en charge de la « citoyenneté » indique qu’« on a du mal à le mesurer », mais qu’« il est suffisamment important pour qu’il y ait beaucoup d’élus locaux qui nous aient fait remonter cette question-là ». Concernant les élus locaux justement, elle explique aussi qu’un maire « ne pourra pas prendre des décisions en fonction de raisons religieuses », comme « décider qu’il n’y aura plus de livres de science dans la bibliothèque municipale mais uniquement des livres complotistes ». « Mais y a-t-il beaucoup de cas comme ça ? », la questionne-t-on alors. « Pour l’instant, il n’y en a pas », admet-elle.
Une absence de données qui n’a pas empêché le gouvernement, à la demande expresse du président de la République, de plancher sur une cinquantaine d’articles, modifiant, comme l’a reconnu Jean Castex, « certaines des grandes lois de notre République ». Sont notamment touchés le texte fondateur de 1901 sur les associations, celui de 1905 sur la laïcité, et les textes des lois de 1882, lesdites « lois Jules Ferry », qui, tout en instaurant une obligation scolaire pour chaque enfant âgé de 3 à 16 ans, offraient également la liberté que cet enseignement soit dispensé à domicile – liberté sur laquelle le gouvernement a aussi cherché, par tous les moyens, à revenir (lire notre article).
Parfois allégées dans la dernière ligne droite pour tenir compte des réserves du Conseil d’État, les dispositions présentées mercredi restent essentiellement répressives. Le volet social qu’Emmanuel Macron avait esquissé dans son discours aux Mureaux, notamment sur la question du logement, de l’hébergement d’urgence et de la lutte contre les discriminations, a disparu. « Nous présenterons des actions complémentaires dans la continuité des actions que nous avons déjà engagées », a cependant promis Jean Castex, en évoquant une énième fois l’exemple du dédoublement des classes de CP dans les zones prioritaires.
Certains députés La République en marche (LREM) ont d’ores et déjà fait savoir qu’ils modifieraient le texte lors de son examen au Parlement, afin de le rééquilibrer. A contrario, d’autres souhaitent le durcir encore. C’est notamment le cas de la députée Aurore Bergé et de plusieurs de ses collègues qui travaillent à un amendement visant à interdire le port du voile aux petites filles. « Je ne pense pas que le débat sur le port du voile soit de nature à remplir les objectifs que nous poursuivons », leur a répondu le premier ministre dans Le Monde.
« Ce projet de loi n’est pas un texte contre les religions, ni contre la religion musulmane en particulier », a-t-il de nouveau plaidé en conférence de presse, face à la multiplication des critiques et des velléités d’amendements. Et d’ajouter : « Je ne crois en rien que cette loi va diviser. » Mediapart en décrypte les principales mesures, ainsi que les ajustements dus au Conseil d’État.
- Inscrire dans la loi l’obligation de neutralité des délégataires de service public (article 1)
À ce jour, la loi prévoit une « obligation de neutralité » pour les fonctionnaires qui doivent traiter équitablement tous les usagers et s’abstenir de manifester leurs opinions religieuses dans l’exercice de leurs fonctions, y compris par leur tenue vestimentaire.
En ce qui concerne les entreprises délégataires de service public (la RATP, La Poste, Aéroports de Paris, etc.), la Cour de cassation a rendu un arrêt important dès 2013, précisant que la laïcité et l’obligation de neutralité s’y appliquent. En clair : l’obligation de neutralité religieuse est déjà consacrée par la jurisprudence, qui fait autorité, et figure déjà dans les contrats signés par les salariés des entreprises délégataires. Mais comme l’expliquait Emmanuel Macron début octobre, le gouvernement veut l’inscrire dans la loi pour lui donner une force contraignante (et symbolique) supérieure.
Tous les organismes chargés d’accomplir une mission de service public, qu’ils soient publics ou privés, seraient concernés : SNCF Réseau, les opérateurs de transports publics, les caisses locales de sécurité sociale, les missions locales, etc. En cas de non-respect, il serait possible de prononcer des sanctions. Dans son avis, le Conseil d’État « admet l’utilité de ces dispositions », tout en recommandant au gouvernement de bien circonscrire leur champ d’application.
- Contrôle « renforcé » des préfets sur les élus locaux (article 2)
Avec cet article, Gérald Darmanin voulait taper fort face aux élus qui, au nom de principes religieux, réserveraient des horaires de piscine aux femmes ou videraient les bibliothèques des auteurs homosexuels. Dans sa version adressée au Conseil d’État, le texte dopait les pouvoirs des préfets face à ces « carences républicaines » : en cas d’« atteintes graves » à la neutralité des services publics, le préfet pouvait introduire un « déféré-suspension » (une saisine du juge administratif avec effet suspensif immédiat, la justice disposant ensuite de 30 jours pour trancher). Dans certains cas, le préfet pouvait même se substituer d’office à l’élu qui tardait à se mettre en conformité. Ce projet a déclenché une bronca chez les élus locaux.
« Parler de “carence républicaine” ! Est-ce qu’on se rend compte de l’insulte pour des élus républicains ? », s’est étranglé Alain Lambert, ancien ministre de Jean-Pierre Raffarin et président du Conseil national d’évaluation des normes (l’institution chargée de contrôler le droit applicable aux collectivités). Fin novembre, celle-ci a ainsi rendu un avis défavorable à l’ensemble du projet de loi. Camouflet.
Puis le Conseil d’État n’a guère goûté, lui non plus, ce volet du texte qui modifie « de façon excessive l’équilibre du contrôle administratif et du respect des lois par les collectivités territoriales ». L’appréciation des atteintes au principe de neutralité « pouvant s’avérer délicate », il préfère au maximum la laisser aux juges. Le Conseil d’État a ainsi asséné une leçon de droit à l’exécutif, l’appelant à « donner un caractère mieux proportionné et adapté » au contrôle du représentant de l’État.
Dans la version finale du projet de loi, il ne reste plus grand-chose des prétentions de l’Intérieur : quatre lignes autorisant le préfet à saisir le juge de façon « accélérée » (afin que celui-ci statue en 48 heures), comme il le peut déjà aujourd’hui en cas d’atteinte à une liberté publique ou individuelle. Dans l’exposé des motifs, l’expression « carence républicaine », qui hérissait les élus, s’est volatilisée.
- Extension du fichage antiterroriste (article 3)
Les délits de provocation à des actes de terrorisme et d’apologie du terrorisme feront désormais l’objet d’une inscription au Fichier des auteurs d’infractions terroristes (Fijait). Seront également concernées les personnes ayant reproduit ces propos « afin d’entraver l’efficacité d’une procédure de blocage d’un service de communication au public en ligne ».
Cette inscription, qui jusqu’à présent devait faire l’objet d’une décision expresse du juge, sera désormais automatique, « sauf décision contraire et spécialement motivée de la juridiction compétente ».
Le Fijait a été créé par la loi renseignement de 2015 et concerne les majeurs et les mineurs de plus de treize ans condamnés ou simplement mis en cause pour des actes de terrorisme ou pour non-respect d’une interdiction de sortie du territoire. Il est notamment consulté dans le cadre « des enquêtes administratives préalables à un recrutement, une affectation, une autorisation, un agrément ou une habilitation ».
L’inscription au Fijait entraîne normalement une inscription automatique au fichier des personnes recherchées (FPR), ainsi que plusieurs obligations : « justifier de son adresse tous les trois mois », déclarer tout déménagement et déplacement à l’étranger. Mais les personnes qui y seront inscrites au titre de l’article 28 du texte seront exemptées de ces dernières mesures.
« Ces évolutions permettront une amélioration du suivi des personnes ayant fait la démonstration de leur adhésion à des idées ou à des actes de nature terroriste et qui représentent un risque pour les institutions et les services publics », affirme l’exposé des motifs.
- Sanctionner les « intimidations » d’agents publics (article 4)
Là aussi, le gouvernement a dû revoir sa copie après l’alerte du Conseil d’État. Initialement, son texte créait une nouvelle infraction : « le fait d’user de menaces, de violences ou […] intimidation » à l’égard de personnes chargées d’une mission de service public dans le but d’obtenir, au nom de « convictions » ou de « croyances », « une exemption ou une application différenciée des règles ». Peine encourue : 5 ans de prison et 75 000 euros d’amende.
Le code pénal, pourtant, sanctionnait déjà toute menace contre des personnes chargées d’une mission de service public. Et même toute intimidation visant à obtenir que ces personnes « accomplissent » un acte lié à leur fonction ou « s’abstiennent » de le faire.
Pour le Conseil d’État, « la création d’une infraction spéciale » était certes possible. Mais dans son avis, il a préconisé « de supprimer la référence aux motifs tirés des convictions ou des croyances ». Cela « soulève des difficultés importantes en termes de preuve », écrit la haute juridiction : en effet, comment établir une croyance ou une conviction ? « Même en recourant à une appréciation contextuelle fondée sur un faisceau d’indices matériels »…
Et surtout : « D’autres motifs [que les croyances] peuvent être à l’origine des comportements illicites » visés par le projet de loi. À l’arrivée, l’intimidation d’agent visant à obtenir « une exemption […] ou une application différenciée des règles » régissant un service public est pénalisée, quel qu’en soit le motif. Déjà plus raisonnable. Mais l’exécutif ne peut s’empêcher : s’il est étranger, le coupable risque, en prime, une peine d’interdiction du territoire.
- Un contrôle plus strict des associations (articles 6 à 12)
Ces articles entendent contrôler davantage l’activité des associations, l’attribution de subventions et d’agréments. La « charte de laïcité » initialement prévue et très critiquée a été abandonnée au profit d’un « contrat d’engagement républicain », que devront désormais signer les associations lorsqu’elles sollicitent des fonds publics. Dans le cas où elles violent les principes de ce contrat, elles devront rembourser les sommes perçues. PAR JÉRÔME HOURDEAUX, MATHILDE MATHIEU, DAVID PERROTIN, ELLEN SALVI ET LOU SYRAH https://www.mediapart.fr/journal/france/091220/separatisme-le-gouvernement-detricote-les-grandes-lois-de-notre-republique
« ♦ Comment les forces de l’ordre ont saboté la manifestation du 12 décembre 2020♦ Maroc. Normalisation avec Israël, une décision solitaire du roi »
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