Alors on en est là. Après trois années de violences sociales et policières ininterrompues, le macronisme aura réussi la prouesse de parvenir à refaire du journalisme dans son ensemble une activité suspecte, à placer sous surveillance, à encadrer étroitement. Les maltraitances et interpellations arbitraires qui étaient jusqu’ici réservés aux indépendants, n’épargnent désormais plus les titulaires de cartes de presse ordinaires. Trois années de dérive autoritaire pour en arriver à placer ainsi dans le viseur ceux que l’opinion publique tient, hélas souvent à juste titre, pour les auxiliaires zélés du pouvoir.
Interdiction de filmer les forces de l’ordre dans leurs basses œuvres sous peine d’un an de prison et de 45.000 euros d’amende. Humiliantes accréditations préfectorales à produire pour quiconque entendra suivre à l’avenir les mouvements sociaux. Révision envisagée de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, afin d’exclure de son périmètre les empêcheurs de lécher les bottes en rond. Voilà où nous en sommes, alors que le nouveau « Schéma national du maintien de l’ordre » se voit d’ores et déjà appliqué, et que la loi dite « Sécurité Globale » est actuellement en cours d’examen à l’Assemblée nationale.
A cet égard, la photo qui clôt la dernière page du fameux nouveau « Schéma national » mis en ligne laisse peu de place au doute : un reporter de dos y arbore une parka floquée « Ministère de l’intérieur » (voir ici la photo d’ouverture). L’idéal-type du journaliste en fin d’ère Macron sera donc logiquement le chien policier.
Le journalisme, même mis au pas comme il l’est, même privé de sa liberté et de son sens par le rachat de la plupart des grands médias par les oligarques du CAC 40, et cela à un rythme frénétique depuis le début du quinquennat Hollande, a donc fini par redevenir une activité dangereuse aux yeux du pouvoir. Un tel exploit n’était pas évident. Hommage du vice à la vertu de gens qui en ont pourtant démontré si peu.
Un journaliste de France Télévisions a passé 12 heures en garde à vue, dans la nuit du 17 au 18 novembre 2020. Toute la profession se récrie ! Ceux qui n’ont parfois jamais mis les pieds une seule fois en deux ans sur les champs de bataille effarants que sont devenues les manifestations en France bombent du torse sur Twitter. Jusqu’ici, rien ne les avait réveillés de leur sommeil complice.
Qu’un Taha Bouhafs de Là-bas si j’y suis soit molesté et mis en zonzon, la belle affaire ! Qu’un Adrien AdcaZz de QG, soit détenu arbitrairement une nuit entière dans l’odeur de pisse d’un commissariat le 12 septembre dernier, so what ? Ils n’ont que méfiance et mépris pour les indépendants, et ne nous ont jamais apporté le moindre début de soutien public, même lorsque le pouvoir nous ciblait directement, de la plus inquiétante des façons. Qu’un reporter de France 3 finisse la manifestation du 17 novembre en cellule, et là en revanche, c’est la comédie de la stupeur. Les instances officielles protestent. Reporters Sans Frontières, connu pour sa collaboration étroite avec l’Elysée, notamment au moment de l’élaboration de la dangereuse loi dite sur les « fausses nouvelles » votée en catimini fin 2018, s’interroge sur les réseaux sociaux.
Il est néanmoins nécessaire de se remémorer les renoncements de la profession qui nous ont directement menés à la situation d’impuissance démocratique actuelle. Pour cela, on choisira de pasticher les mots fameux de Martin Niemöller, le pasteur qui pointa avec une grande force la veulerie de toute la classe intellectuelle allemande face à la montée des périls Outre-Rhin dans les années 30. Appliqué à notre présent, voici ce que pourrait donner la litanie du lâche soulagement des journalistes français, qui s’imaginaient à tort être encore du bon côté, et durablement protégés :
Quand ils sont venus flash-baller les jeunes de cités, ils n’ont rien dit, ils pensaient que c’était des dealers et des terroristes.
Quand ils sont venus enfermer et mutiler les Gilets jaunes, ils n’ont rien dit, ils pensaient que c’était des casseurs et des antisémites.
Quand ils ont tué en pleine rue un père de famille lors d’un banal contrôle routier, ils n’ont rien dit, ils pensaient que c’était un fait divers regrettable.
Quand ils sont venus mettre en garde à vue les journalistes indépendants, ils n’ont rien dit, ils pensaient que c’était des militants, des trafiquants de fake news.
Quand ils sont venus les chercher, eux, les journalistes à carte de presse, il n’y avait plus personne pour vouloir ou pouvoir encore protester.
Et c’est très exactement cela qui est en train d’arriver aux médias de ce pays, qui à force d’avoir laissé se décomposer l’espace public, par aveuglement idéologique et confort personnel, ont préparé le terrain aux violences politiques dont ils sont désormais eux aussi les victimes.
Alors bien sûr, il y aura cette fois encore des gens pour protester à leurs côtés. Ils étaient présents ce 17 novembre 2020, où une foule d’une densité inattendue, se pressait le soir de l’Assemblée nationale jusqu’au boulevard Saint-Germain. Ils seront encore là demain entre 14h et 19h, au même endroit, place Edouard Herriot. Ils seront aussi là samedi prochain, au Trocadéro, sur le parvis des droits de l’homme. Ils seront encore et toujours là pour défendre les médias mainstream, en dépit de leurs méfaits, en dépit de leur servilité, en dépit de leur responsabilité écrasante dans la situation actuelle.
Seulement voilà, il est minuit moins le quart pour les libertés publiques dans ce pays, et le soleil de la démocratie véritable, celle qui écoute la voix sacrée du peuple, est déjà couché, lui, et pour longtemps. Sous les postures pour la galerie, tout le monde sait que cette loi va passer. Tout le monde sait que reprendre le contrôle d’une situation politiquement aussi dégradée ne sera pas chose aisée, et que sauf changement de régime majeur en 2022, cette glissade sans fin ne connaîtra plus d’autre terme que le pire.
Aude Lancelin "Quand ils sont venus chercher les journalistes", par Aude Lancelin - QG - Le média libre