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♦ Les guerres américaines sont sales et le massacre en Syrie ne fait pas exception à la règle
C’est bien d’être indigné, mais ne soyez pas choqué : notre façon de faire la guerre n’est ni propre, ni humaine. Elle ne l’a jamais été.
L’Amérique ne veut pas savoir ce qu’il se passe dans ses guerres. Elle veut croire que chaque guerre commence dans la bonne foi. Elle veut croire que notre camp est propre, comme toute force de bonne foi doit l’être. Et puis, à un moment donné, on veut oublier tout cela, à l’exception de quelques surclassements en classe affaires pour les soldats qui rentrent chez eux la semaine prochaine pour Thanksgiving. Mais que se passe-t-il lorsque la vérité, la vérité primordiale qui dépasse un seul événement, jaillit de sous la lourde couverture des mensonges ?
Vous vous souvenez peut-être que l’Amérique est entrée en guerre en Syrie en 2015 sous Barack Obama. En fait, c’est devenu un enjeu majeur de la campagne 2016, avec la question, omniprésente dans les débats, « Mettriez-vous des soldats sur le terrain ? » Trump, qui n’y était pas ouvertement favorable, l’a quand même fait, et maintenant, sous un troisième président, quelque 900 Américains sont toujours sur le terrain en Syrie à la recherche d’un moyen d’en sortir.
Il serait surprenant qu’un Américain sur 100 sache aujourd’hui que nous sommes toujours en guerre en Syrie. Ne demandez pas au sénateur Tim Kaine, le colistier de Clinton en 2016. Lors d’une récente audition, il a déclaré à propos de l’Amérique : « Je suis soulagé que, pour la première fois en 20 ans, les enfants qui naissent aujourd’hui dans ce pays ne naissent pas dans une nation en guerre. » Il est douteux que Kaine ou quiconque, lorsqu’il est informé du combat en cours en Syrie, puisse expliquer pourquoi il se poursuit.
Il était donc assez surprenant de voir le New York Times publier en première page une enquête sur une attaque aérienne américaine vieille de plus de deux ans à Baghuz, en Syrie, attaque qui a tué quelque 80 femmes et enfants. Bien que l’intégralité de l’attaque ait été filmée par un drone, il est peu probable que l’on puisse compter précisément le nombre de morts, car les armes larguées – qui totalisent plus de 2 500 livres d’explosifs – auraient réduit la plupart des morts à une fine brume rose. Difficile de compter cela. La quantité d’explosifs utilisée contre ces cibles humaines sans défense en plein air était à peu près équivalente à celle transportée par un bombardier B-25 pendant la Seconde Guerre mondiale. Rien de chirurgical là-dedans.
Le reste de l’article du Times est un refrain familier : la frappe de Baghuz en 2019 a été l’une des plus grandes pertes civiles de la guerre, mais n’a jamais été reconnue publiquement par les États-Unis. Un officier juridique militaire a signalé la frappe comme un possible crime de guerre, nécessitant une enquête. Mais à presque chaque étape, l’armée a cherché à dissimuler ce qui s’était passé. Le nombre de morts a été minimisé. Les rapports ont été retardés, aseptisés, et bien sûr, rendus confidentiels. Les forces de la coalition ont rapidement détruit le site de l’explosion au bulldozer. Un lanceur d’alerte, en contact avec le Congrès, a perdu son emploi.
Le New York Times a reconstitué ce qui s’est passé, a détaillé la dissimulation et a publié l’histoire ce week-end. Un porte-parole du CENTCOM a déclaré : « Nous abhorrons la perte de vies innocentes », mais a maintenu que la frappe aérienne était justifiée en vertu des règles qu’ils ont eux-mêmes établies. Il est très peu probable que quelque chose de plus sorte de tout cela. Les corps en cendres de femmes et d’enfants ne sont que des fantômes supplémentaires de la politique de guerre américaine.
Il y a bien sûr beaucoup de raisons d’être indigné, y compris le fait que de bonnes personnes ont essayé de signaler quelque chose de très mauvais à travers la chaîne de commandement et qu’à chaque fois, elles ont été baillonnées et contrecarrées. Il semble que la surveillance et la responsabilité n’existent pas. Et oui, le lanceur d’alertes a été grillé. Encore une fois.
Mais le véritable scandale est celui qui n’est pas reconnu par le Times. Ils traitent cela comme si c’était tout nouveau – le choc des morts civils, la dissimulation, le lanceur d’alertes [devenant] lui-même la nouvelle cible. Mais nous refusons, dans notre nouvelle bonne foi, de reconnaître que c’est plus proche de la norme que de l’exception. Après près de 1 000 frappes aériennes en Syrie et en Irak en 2019, utilisant 4 729 bombes et missiles, le décompte militaire officiel des morts civils pour l’année n’a été que de 22, ce qui est dérisoire. En tant que civil du département d’État intégré à l’armée pendant la guerre d’Irak 2.0, j’ai vu de nombreux restes de bâtiments touchés par des frappes aériennes. Il était très difficile de maintenir l’illusion que ces bâtiments – chacun ayant quatre étages et plusieurs appartements dans un quartier ordinaire de petites habitations – ne contenaient que des insurgés lorsqu’ils ont été détruits. Mais c’est ce que nous nous sommes dit.
Nous choisissons d’utiliser le terme de crime de guerre uniquement lorsque nous pouvons l’attribuer à un peloton rebelle ou à un SEAL [militaire d’un des corps de l’armée] sadique. Mais lorsqu’il s’agit de l’utilisation d’armes modernes contre des groupes de civils, cela devient une sorte d’événement quasi-juridique qui doit être débattu et commenté à la forme passive. Des erreurs ont-elles été commises ? Pouvons-nous trouver un moyen de réduire tout cela à une erreur inévitable, peut-être commise par un souffre-douleur qui peut être puni à peu de frais pour l’ensemble du corps qui l’a mis sur un terrain si fertile pour des atrocités ?
Nous permettons aux États-Unis de présenter leurs guerres comme précises et humaines parce que, pour soutenir politiquement la guerre dans un cadre orwellien, il est nécessaire de le croire. Nous avons besoin de croire que chaque rapport de victimes civiles fait l’objet d’une enquête et que les résultats sont rendus publics, un modèle de responsabilité. Nous y croyons tellement que nous sommes choqués de lire ce qui s’est passé lors d’une frappe aérienne en Syrie et nous nous précipitons vers le refuge psychologique qui consiste à nous concentrer sur la dissimulation et non sur le meurtre.
Le récit préféré est de ressembler à une ligne de journal de Netflix : « Une poignée de courageux reporters savaient ce qui était juste et ont tout risqué pour dénoncer le crime ! » Nous passons commodément sous silence la dissimulation de la dissimulation – celle qui dissimule le fait que ce qui s’est passé en Syrie est dû au fait que nous étions en guerre contre un ennemi douteux, selon des règles d’engagement douteuses, dans un but douteux, et tant pis, des gens vont mourir dans ces circonstances.
Ce n’est pas différent du Vietnam ou de Fallujah, de dizaines de fêtes de mariage afghanes, ou lorsque des hôpitaux ont été visés et que des innocents sont morts. C’est la conversation que l’Amérique a évitée depuis le jour où nous nous sommes proclamés la Police du Monde et avons déclaré unilatéralement que nous avions raison, simplement parce que c’était nous qui faisions cela, quel que soit le « cela ». C’est une conversation sur la différence entre combattre et tuer. Nous considérons toujours Hiroshima – et Baghuz – comme l’exception, et non la règle.
Source : Responsible Statecraft, Peter Van Buren, 16-11-2021
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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