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♦♦«Il y a une semi-faillite de notre élite»
Le professeur en sociologie politique, Ahmed Rouadjia, dissèque la problématique des élites en Algérie, il l'analyse dans ses comportements et actions. Il fait une espèce de stratification au concept et la notion de l'élite et les nuances dont elle fait l'objet. Il remet au goût du jour la prestation piètre de l'élite algérienne et sa semi-faillite selon la classification du professeur Ahmed Rouadjia. Il explique les contradictions du Hirak et les élites civiles en montrant les limites de ladite élite dont le pamphlet et l'anathème sont les seuls instruments dont fait usage cette «élite militante» au détriment de la réflexion et l'imagination inhérentes à la mission historique de l'intellectuel et de l'élite.
L'Expression: Assistons-nous à la dislocation de l'élite dont le rôle est de produire des réflexions et des paradigmes en osmose avec le mouvement perpétuel de la société?
Rouadjia Ahmed: Avant de répondre à cette question, il faut tout d'abord s'entendre sur le mot «élite». Si je me réfère au dictionnaire Larousse, ce nom se définit comme un «Groupe minoritaire de personnes ayant, dans une société, une place éminente due à certaines qualités valorisées socialement Élite intellectuelle.» En arabe littéraire-Noukhbâ-, donne le même sens. De même qu' en anglais. Le même mot est lesté probablement de la même signification dans les autres langues civilisées. Dans tous les pays, il y a des élites politiques, et des élites intellectuelles. Arrêtons- nous maintenant sur le cas précis de l'Algérie.
On peut dire que notre pays dispose de ces deux espèces d'élites. La première est «politique» et se compose d'hommes politiques, et de leaders des partis gouvernementaux et d'opposition. La seconde est constituée de la classe «intellectuelle».
La première, malgré toutes les péripéties politiques, les soubresauts et les aléas des conjonctures changeantes, ne se «disloque» pas, mais se reproduit sous des formes diverses. Elle ne produit ni réflexions transcendantes, à l'instar de ses semblables existant sous d'autres latitudes (Russie, Chine, Perse, Europe, USA, etc.), ni paradigme au sens épistémologique: une représentation du monde fondée sur un modèle cohérent de la réalité du monde social.
Cooptée ou désignée par la caste militaire aux commandes de l'Etat depuis l'indépendance, l'élite politique, c'est-à-dire les hauts fonctionnaires de l'Etat, les ministres, les leaders des partis d'opposition qui lui sont inféodés dans leur écrasante majorité, les députés et les sénateurs élus sur la base clanique ou d'allégeance
«au système», ne saurait vivre «en osmose avec le mouvement perpétuel de la société». Pour sa reproduction ou autoperpétuation, cette élite politique mise plus sur les ressources que lui fournissent la coercition et l'usage de «la force légitime», selon son point de vue, que sur le verdict des urnes et le consensus populaire.
Reste «l'élite intellectuelle». Comment la définir encore? Par le diplôme, le niveau de conscience, l'engagement politique ou la production du sens? On peut être, en effet,«Docteur» de je ne sais quelle spécialité, professeur d'université ou chercheur brillant dans son domaine particulier sans être pour autant un «intellectuel» au sens plein du terme. N'est pas intellectuel qui veut. Ce qui distingue ce dernier du diplômé dont l'Algérie en compte, ma foi, plusieurs centaines de milliers, c'est le fait non seulement de produire des réflexions et des analyses capables de mettre au jour les mécanismes de domination et de subordination des individus et des groupes sociaux vis-à-vis d'autres plus puissants, plus hégémoniques, mais de contester aussi, le cas échéant, les politiques et les mesures qu'il juge erronées ou
«impopulaires prises par l'Etat». Le rôle de l'intellectuel, c'est de provoquer la prise de conscience du grand nombre, c'est d'empêcher les gouvernants de tourner en rond, et de se poser face à eux en contre-pouvoir...
Or, ce profil d' «intellectuel», producteur de réflexion critique, protestataire, alerte et vigilant, mais constructif dans sa démarche, est une denrée rare dans notre pays. Nous avons en revanche des idéologues nombreux, des néointellectuels issus de la nébuleuse des formations dites «démocratiques» et d'associations laïques, mais qui produisent non pas la réflexion et le sens critique qui permettent de saisir le monde réel, social et politique, mais l'anathème et les invectives. Pour expliquer le monde social ou contester l'Etat et sa gestion, ces idéologues-militants et ces néo-intellectuels recourent systématiquement au persiflage et au pamphlet. On peut polémiquer, mais non insulter. Si, comme le note Régis Debray, la polémique est du ressort de la pensée «le pamphlet [est] un genre avilissant et contraire à toute éthique de la connaissance».
Peut-on parler d'une élite algérienne et de son rôle prépondérant dans l'émergence d'une nouvelle dynamique sociale dans son expression la plus large du terme?
Peut-on ranger dans la rubrique d' «intellectuels» des noms comme ceux de Mustapha Bouchachi, Zoubida Assoul, Mohcène Belabbès, Kaddour Chouicha, Fodil Boumala? Faut-il les classer dans la catégorie d'«élite politique» et laquelle? Si l'on se fie à la vision de Lahouari Addi, ces figures qui font grand bruit sur le Hirak et autour de lui, feraient partie de cette «élite» appelée à jouer un rôle déterminant dans la transition politique en cours». Selon cet auteur «Une grande partie des Algériens, pas tous évidemment, s'est reconnue dans l'offre politique» de ces personnes emblématiques surmédiatisées. Il y en aurait d'autres: «Nacer Djabi, Louiza Driss-Aït Hamadouche, Hosni Kitouni et d'autres encore» feraient partie de cette élite dont «l'offre politique» aurait recueillie le suffrage de la majorité des Algériens. On peut ajouter à cette liste de noms rappelés par Addi, les leaders de l'opposition regroupés sous le sigle du PAD (forces du Pacte de l'alternative démocratique). Ce PAD englobe le Front des forces socialistes (FFS), le Parti des travailleurs (PT), le Rassemblement pour la culture et la démocratie(RCD), le Mouvement démocratique et social (MDS), l'Union pour le changement et le progrès(UCP), le Parti socialiste des travailleurs(PST) ou encore la Laddh (la Ligue algérienne des droits de l'homme). Ne fait pas partie, bizarrement, du PAD, l'Union démocratique et sociale (UDS) que dirige Karim Tabbou. Une version PAD a été créée en France le mois de septembre 2019, et qui est considérée par ses fondateurs comme «le prolongement du projet du PAD en Algérie». Il est utile de rappeler que ce PAD, qui se pose comme une alternative démocratique, au régime politique, comprend des éléments de la gauche radicale qui ne s'oppose pas paradoxalement à la reconduction de ce régime par le truchement des élections mascarades. Autrement dit «les anticapitalistes peuvent s'aligner sur le pouvoir, à l'exemple du Parti des travailleurs [...] dirigé par Louisa Hanoune, laquelle ne s'est jamais élevée «contre les quatre mandats successifs d'Abdelaziz Bouteflika)».
On peut évidemment considérer toutes ces personnalités aux couleurs fort contrastées que sont les «intellectuels militants» et les leaders de l'opposition comme relevant de l' «élite algérienne» indépendante par rapport au régime et capable donc de le supplanter grâce à un programme politique alternatif, crédible et consensuel. Pourtant, il n'en est rien. Car cette élite est si composite et si bigarrée, qu'elle n'offre aucun projet politique consistant, ni ne montre aucune visée stratégique susceptible d'entraîner l'adhésion de la majorité du peuple à son projet de transition... Dépourvue d'une vision d'ensemble et d'une praxis, cette élite ne sait produire, en la matière, que de l'idéologie au sens dogmatique, c'est-à-dire de l'idée d'Epinal.
Au vu de la crise que traverse le pays, pensez-vous que la société est dépourvue d'élite en mesure d'accompagner les mutations en cours?
La société algérienne ne manque ni d'élites politique et intellectuelle ni des ressources de l'intelligence et de l'imagination créatrice. Ce qui lui manque et ce dont elle souffre cruellement réside surtout dans le fait que ces élites politique, intellectuelle et militante font peu de cas des questions d'ordre éthique et ignorent ou font complètement fi du principe de la délibération et des échanges pacifiques des idées et des opinions adverses. Le pamphlet, les invectives et les insultes, qui sont la mère de l'intolérance et du refus de l'Autre, tiennent lieu, chez ces élites bariolées, de réflexions porteuses de «sens» et de «vérité». Pourtant, la violence verbale, jointe au dogmatisme des coteries et des sectes idéologiques, achève de disqualifier, aux yeux de la majorité du peuple, l'image de ces «élites» dont les chefs se proclament représentants du Hirak, par exemple, alors que ce Hirak qui ne les a point mandatés, constitue lui-même le réceptacle des contrastes idéologiques et de la diversité quasi infinie des aspirations et des attentes les plus folles.
S'agit-il d'une faillite en bonne et due forme de l'élite algérienne qui n'arrive plus à s'arrimer aux nouvelles exigences et défis qui se dressent face au pays?
Une semi-faillite, oui, mais pas encore un fiasco total. Il y a encore de l'espoir de voir ces élites aux étiquettes diverses se ressaisir. Mais ce qui a permis jusqu'à présent au régime politique autoritaire, antipopulaire et corrompu qui afflige de tous les maux la nation algérienne depuis l'indépendance de se perpétuer, de se reproduire à l'identique ou quasi, ce n'est pas seulement ses procédés de cooptation des élites qui implique allégeance et soumission de ses «recrues», mais ce sont aussi les élites «civiles» et celles de l'opposition qui ont contribué grandement, et de manière paradoxale, à la survie de ce régime qui tient à la fois de la modernité proclamée et de l'anachronisme escamoté. Atypique comme le régime qu'elle combat, l'élite «civile» et intellectuelle critique, persifle et dénigre le régime tout en pactisant avec lui en sous-main. Plus d'un leader d'une formation politique se montre verbalement violent et très critique envers le «système», plus le système devient réceptif à son égard à seule fin de le phagocyter. Les diatribes que l'opposant politique roué lance contre le «système» ne sont en fait qu'un moyen pour donner le change. Le «système» auquel il s'attaque n'est en fait qu'un alibi, une manière d'éviter de désigner les vrais responsables qui gèrent de manière calamiteuses les affaires de la nation...
Combien d'opposants et d'intellectuels-militants virulents n'ont-ils pas été récupérés et absorbés par les circuits politique du «système»? On en connaît quantité de figures militantes ayant été dissoutes dans le moule des différentes administrations du «système»...
Est-ce que l'élite algérienne a trahi le peuple en versant dans des allégeances et des relations peu commodes avec le pouvoir politique au détriment de la société?
Si trahison il y a, elle n'est jamais délibérée ou planifiée de manière consciente. L'opportunisme, la quête de la reconnaissance et du prestige, la soif secrète d'exercer le pouvoir, l'amour de la richesse jouisseuse et le désir irrépressible de l'ostentation, telles sont les raisons profondes qui poussent certaine élite ou certaines figures militantes à accepter les «offres politiques» du pouvoir et à se laisser absorber par les boyaux géants du pouvoir....
Quelle est la recette idoine qui puisse faire la rupture avec l'élite en place et opérer le processus de la cristallisation d'une nouvelle élite en mesure d'assumer la tâche historique de changement sur la base d'un travail de réflexion en adéquation avec les contradictions qui traversent la société?
Il n'y a point de «recette idoine» pour rompre en visière avec l'élite politique gouvernante. Cette élite qui préside au destin de l'Algérie opère comme une maladie contagieuse, et affecte de ce fait toutes les couches sociales de la population. L'élite «intellectuelle» et les faiseurs d'opinion, comme les leaders des partis dits d'opposition ne sont pas épargnés non plus et se laissent, en dépit et malgré eux, pénétrés par le virus et les moeurs de ce régime enclin, par son essence même, à la corruption des valeurs éthique, morale, économique et sociale. On ne peut pas, en effet, faire «tomber» un régime de ce type en recourant aux mêmes armes que lui. Nos opposants, toutes nuances idéologiques confondues, empruntent à ce régime qu'ils vitupèrent et enveloppent dans l'opprobre, ses discours délateurs et disqualifiants, et ses procédés de propagande fondés sur l'anathème, les invectives et les dénigrements. Ces opposants dont certains se montrent trop nerveux et trop agités au point d'avoir l'écume à la bouche, préfèrent user plus des armes de l'anathème et des dénigrements que de celles de la réflexion sage et intelligente qui, seule, permet de concevoir des projets politiques fiables et acceptables par le grand nombre.. Hocine NEFFAH http://www.msn.com/fr-xl/afrique-du-nord/algerie-actualite/«il-y-a-une-semi-faillite-de-notre-élite»/ar-BB161i1F?ocid=sf
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