Aujourd’hui, la communauté internationale reste obstinément accrochée à une vision du conflit israélo-palestinien centrée sur la géographie. Une vision qui a réduit la cause palestinienne à une discussion stérile sur les limites d’un territoire morcelé
Un réfugié palestinien brandit une clé symbolisant le droit au retour, où est écrit en arabe « le retour est un droit, comme le soleil », lors d’une manifestation contre la proposition de paix des États-Unis, devant le bâtiment des Nations unies à Gaza, le 20 février 2020 (AFP)
Que le plan de Trump pour le conflit israélo-palestinien ne tienne pas compte des aspirations nationales des Palestiniens n’est pas une surprise. Qu’il légitime la colonisation israélienne de la Cisjordanie non plus. Encore moins surprenante est la réaction du président palestinien au Conseil de sécurité de l’ONU, où il a comparé la carte du plan Trump à du gruyère.
Pourtant, ce qui intrigue les Palestiniens, ainsi que beaucoup d’autres, c’est de savoir comment ils en sont arrivés là, après un long processus de concessions ayant pour seul but d’obtenir un État. Un but qui semble aujourd’hui plus lointain que jamais.
Ceci est particulièrement déroutant si l’on tient compte du fait que les espoirs palestiniens, au début du mouvement national contemporain, étaient bien plus vastes et optimistes, et ce dans des conditions extrêmement plus adverses.
Du droit au retour à la transformation en État
Au milieu des années 60, à l’ombre de la défaite arabe lors de la guerre des Six Jours, avec très peu de moyens et sans aucune reconnaissance internationale, les Palestiniens reprirent leur lutte, depuis les cendres de la Nakba, la catastrophe de 1948, dont ils s’étaient enfin remis, en espérant tout accomplir. Spécialement le droit au retour des réfugiés, aujourd’hui presque absent du discours officiel de l’Autorité palestinienne (AP), lequel est centré désormais sur la géographie d’une éventuelle solution.
Cette transition peut s’expliquer par le fait que depuis la fin des années 70, l’intérêt du leadership palestinien s’est concentré davantage sur la transformation du mouvement palestinien en État. Dans son ouvrage Armed Struggle and the Search for State: The Palestinian National Movement, 1949-1993, le professeur Yezid Sayigh explique que le but initial du mouvement palestinien n’était pas d’obtenir un État, mais plutôt de conquérir le droit au retour des réfugiés puis, ensuite, d’établir une Palestine égalitaire, démocratique et laïque sur tout le territoire de la Palestine mandataire. Un but expliqué dans le programme politique de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) en 1968.
Pourtant, explique Sayigh à l’aide de la documentation de l’époque, la question de la représentation politique des Palestiniens – et la légitimité de l’exercer – devint de plus en plus importante après la guerre de 1967.
La recherche, par l’OLP, de cette légitimité pour parler au nom des Palestiniens, les organiser et administrer leur quotidien dans les camps s’appuya sur la lutte armée. Pendant près de vingt ans, celle-ci joua, pour l’OLP, le rôle que le sol devrait jouer dans la constitution d’un État dans des conditions normales.
Selon Sayigh, autour de la lutte armée de l’OLP se construisit, progressivement, un vaste système bureaucratique qui adopta de façon de plus en plus claire les caractéristiques d’un État. Cependant, la constitution de cette structure demeurait à l’époque, dans la logique palestinienne, un moyen, avec le retour des réfugiés comme but stratégique.
L’État palestinien, but ou moyen ?
En 1968, l’écrivain égyptien Bahaa Addin publia en arabe un livre dans lequel il proposa l’idée selon laquelle, pour renverser les effets de la défaite arabe de 1967, il était nécessaire d’avoir comme but immédiat l’établissement d’un État de Palestine sur les territoires occupés par Israël durant la guerre des Six Jours. L’objectif était de poursuivre la lutte palestinienne avec une entité palestinienne sur son sol.
L’idée d’État à l’origine n’avait rien à voir avec la géographie, mais plutôt avec le rôle qu’il devait accomplir. Une logique très différente de celle suivie par les leaders palestiniens aujourd’hui
Parmi les réactions à son idée, inclues dans le livre, se distinguait celle de l’écrivain, et plus tard figure emblématique de la littérature palestinienne, Ghassan Kanafani. S’il acceptait l’idée en soi, ce dernier prévenait, prophétiquement, que l’établissement de l’État palestinien risquerait de devenir, avec le temps, le but ultime du mouvement national.
Pour éviter cela, écrivait Kanafani, il était impératif que cet État fût « établi sur le fondement de la résistance ». C’est-à-dire, que l’État palestinien fût un outil, et non pas un substitut de la résistance palestinienne.
Clairement, l’idée d’État à l’origine, dans la pensée politique palestinienne, n’avait rien à voir avec la géographie, mais plutôt avec le rôle qu’il devait accomplir. Une logique très différente de celle suivie par les leaders palestiniens aujourd’hui.
Les deux États : un projet imposé à coup de bombes
Néanmoins, cet ordre des choses commença à changer après le conflit de 1973, connu en Israël comme guerre de Yom Kippour. Anouar al-Sadate, nouveau président de l’Égypte, assuma une ligne politique orientée vers une solution négociée, basée sur la vision américaine, tandis que la communauté internationale ne semblait pas prendre au sérieux la proposition palestinienne d’un État démocratique et laïque.
Le Conseil national palestinien, le Parlement du peuple palestinien en exil, adopta alors en 1974 son nouveau « programme en dix points », dans lequel l’OLP exprimait sa disposition à négocier et accepter une « autorité du peuple palestinien sur n’importe quelle partie du territoire national ».
La même année, Arafat faisait cette proposition officielle dans un discours historique à l’ONU. L’OLP venait d’obtenir la reconnaissance de la ligue des États arabes en tant que seul représentant légitime du peuple palestinien, avant d’obtenir celle des Nations unies. À partir de ce moment-là, assumer le caractère d’un État devint l’obsession première des dirigeants palestiniens. Quatre ans plus tard, en 1978, et dans le contexte de la première invasion israélienne du Liban ainsi que de la visite de Sadate à Jérusalem, l’historien palestinien Walid Khaldi publiait un article où il expliquait que l’établissement d’un État palestinien sur les territoires de 1967, basé sur la solution à deux États, était la seule solution possible au conflit. Bien que Khaldi ne présentât pas l’occupation de 1967 en tant que le centre du conflit, il considérait la fin de celle-ci comme la solution.
Cependant, il fallut attendre l’invasion totale du Liban par Israël, le bombardement de Beyrouth et les massacres de Sabra et Chatila, ainsi que six ans de dispersion de l’OLP sans horizon, pour que l’organisation acceptât finalement, en 1988, la solution à deux États dans sa version américaine.
Celle-ci incluait la précondition d’abandonner à jamais la résistance, toute forme de résistance, et la promesse de s’engager dans les négociations comme seul et unique moyen de règlement des différends avec Israël. Et, ce qui est le plus important, elle n’exigeait pas un engagement équivalent de la part d’Israël.
« Que l’idée est grande, que l’État est petit »
Ce déséquilibre peut être clairement observé dans le contenu des lettres de reconnaissance échangées entre le président de l’OLP Yasser Arafat et le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin en 1993 dans le cadre du processus d’Oslo, qui firent l’objet des critiques de l’écrivain palestinien Edward Saïd : dans son ouvrage Israel or Palestine: Is the Two-States Solution Already Dead?, ce dernier faisait remarquer que la lettre d’Arafat ne mentionnait pas le droit au retour des réfugiés palestiniens.
C’est exactement selon cette vision que l’OLP s’engagea toutefois dans le processus de paix initié lors de la conférence de Madrid en 1991, culminant avec la signature des accords d’Oslo deux ans plus tard.
En plus de ne pas aborder la question des réfugiés, ceux-ci ignoraient la question des colonies israéliennes dans les territoires de l’État palestinien à venir. Des colonies qui ont créé le fondement de la carte en « gruyère » que le président palestinien a semblé découvrir pour la première fois avec le plan de Trump. Des colonies dans lesquelles Israël a investi massivement depuis qu’il est devenu clair que la géographie, et non pas les droits fondamentaux des Palestiniens, tel le droit au retour, serait la clé de toute solution éventuelle.
Aujourd’hui, la communauté internationale reste obstinément accrochée à cette vision. Une vision enracinée dans une interprétation de la cause palestinienne centrée sur la géographie. Une vision qui a réduit la cause palestinienne à une discussion stérile sur les limites d’un territoire morcelé.
Telle était la prédiction du poète palestinien Mahmoud Darwich en 1982, qui avait compris les implications politiques de la sortie de l’OLP du Liban, sous les bombes israéliennes. Il écrivit alors, en lançant un appel désespéré au peuple palestinien :
« Ô seigneur de l’existence transformée
Ô seigneur des charbons ardents
Ô seigneur du flambeau
Que la révolution est large
Que le voyage est étroit
Que l’idée est grande
Que l’État est petit. »
Reconnaître l’essence du problème
Or, la problématique originelle du conflit reste d’actualité. C’est la problématique coloniale et humaine, centrée sur les droits individuels et collectifs des Palestiniens.
[...] il ne s’agit pas de choisir entre un État ou deux États. Il s’agit d’assumer le fait que l’autodétermination des Palestiniens passe d’abord par la récupération de leurs droits fondamentaux, à commencer par le droit au retour
Une problématique créée d’abord par les armes en 1948 lors de la création d’Israël, puis par la loi, lorsqu’Israël légitima l’exploitation des Palestiniens par sa loi fondamentale de 1951, connue sous le nom de « loi sur la propriété des absents ». Une loi qui permet l’expropriation des propriétés des Palestiniens absents du pays depuis plus de trois ans, c’est-à-dire ceux qui furent contraints de partir lors de la Nakba.
Cette loi, lue à l’envers, donne la loi fondamentale « du retour » de la même année, qui offre à tous les juifs du monde le droit d’immigrer, habiter et devenir propriétaires en Israël. La logique discriminatoire de ces lois a été rendue explicite en 2017 par la loi fondamentale sur l’État-nation du peuple juif, qui établit explicitement qu’Israël est exclusivement l’État de ses citoyens de confession juive.
C’est cette logique qui est derrière l’expropriation des terres palestiniennes, la colonisation de la Cisjordanie, la démolition des maisons et la révocation des droits de résidence des Palestiniens de Jérusalem. Autant de pratiques qui ont créé les bases du plan Trump, et tué la solution à deux États. Autant de pratiques dont l’origine n’a jamais été sérieusement abordée par la communauté internationale, laquelle s’est uniquement concentrée sur la question des limites étatiques.
Aujourd'hui, devant une situation qui génère plus de questions que de réponses, il ne s’agit pas de choisir entre un État ou deux États. Il s’agit d’assumer le fait que l’autodétermination des Palestiniens passe d’abord par la récupération de leurs droits fondamentaux, à commencer par le droit au retour. Des droits niés par une réalité en cours depuis 1948. Une telle vision pourrait toucher le véritable cœur de la cause palestinienne, et permettre d’imaginer des scénarios de solution inconcevables aujourd’hui.
- Qassam Muaddi est un journaliste palestinien basé à Ramallah. Il rend compte des développements politiques, des mouvements sociaux et des questions culturelles en Palestine.
.Qassam Muaddi Qassam Muaddi is a Palestinian journalist based in Ramallah. He has reported on Palestinian political developments, social movements and cultural issues. https://www.middleeasteye.net/fr/opinion-fr/palestine-israel-plan-trump-retour-refugies-autodetermination